Japon : les scénarios possibles
de la bataille de Fukushima

 

Quelle que soit l’issue de la lutte engagée pour contenir la dégradation des réacteurs, la situation est déjà catastrophique pour le Japon. Si la centrale devenait hors de contrôle, c’est toute la planète qui serait menacée.

Près de deux semaines après la première explosion dans la centrale de Fukushima, ce n’est pas un mais huit réacteurs qui menacent d’échapper à tout contrôle. Du jamais vu dans l’histoire du nucléaire.

Le 28 mars 1979, à Three Mile Island aux Etats-Unis, premier accident grave de l’histoire du nucléaire, un seul réacteur est touché. Six ans plus tard, le 26 avril 1986, à Tchernobyl, jusqu’à présent considérée comme la plus grave catastrophe du nucléaire civil, un seul des quatre réacteurs explose. A Three Mile Island, comme à Tchernobyl, personne n’avaient prévu que le coeur d’un réacteur fondrait.

Aux Etats-Unis, il faudra six ans pour que l’industrie nucléaire reconnaisse les faits. Ce n’est qu’à partir de Tchernobyl que cette dernière se prépare à gérer une catastrophe de cette ampleur. Cela discrètement, derrière les murs de ses institutions, tout en affirmant qu’un nouvel accident est “hautement improbable”, que les centrales nucléaires sont “beaucoup plus sûres” aujourd’hui, qu’elles possèdent toutes une enceinte de confinement, qu’un nouveau Tchernobyl “est impossible”…

Vingt-cinq ans plus tard, la tragédie du Japon prend une fois de plus l’industrie nucléaire à revers : les centrales n’étaient pas conçues pour résister à la puissance des secousses et du tsunami qui vient de ravager le pays. Ce 12 mars 2011, contre toute attente, une première explosion souffle le toit du réacteur numéro 1 de la centrale de Fukushima. Puis celui du numéro 2, du 3, du 4… Les piscines de refroidissement fuient et trois des réacteurs entrent en surchauffe. Gravement endommagés, ils menacent depuis de fondre. Des nuages radioactifs s’échappent dans l’atmosphère.

Jamais un tel scénario n’avait été envisagé : huit réacteurs dégradés qu’il faut absolument refroidir pour éviter non plus un accident grave comme à Three Mile Island, ni une catastrophe comme à Tchernobyl, mais cette fois-ci, un véritable cataclysme nucléaire.

Le risque est réel et il faut agir vite. Mais le tremblement de terre et le tsunami ont détruit les infrastructures, rendant l’accès au site difficile et fragilisant toutes les constructions de la centrale. Alors, comme pour Tchernobyl, des centaines de “liquidateurs”, pompiers, soldats, techniciens, ingénieurs, médecins, mineurs, maçons vont devoir accepter le sacrifice, et affronter ce qu’ils appellent depuis Tchernobyl “l’ennemi invisible”, pour tenter de sauver la région, le Japon, les pays avoisinants…

La bataille de Fukushima vient donc de commencer et elle va durer encore des jours, des semaines, des mois, des années. Premier objectif des liquidateurs : tenter de refroidir les réacteurs. Pour cela, il faut rétablir le courant, activer les pompes, remplir les piscines et noyer le coeur des réacteurs avec des litres et des litres d’eau. Vont-ils y parvenir ? Voici les trois scénarios envisageables.

Scénario 1 : L’accident grave

Les liquidateurs parviennent à rétablir le courant, à remettre les pompes en marche, à remplir les piscines, à refroidir les réacteurs avant qu’ils ne se dégradent davantage. S’ils y parviennent, la contamination de l’environnement se stabilisera. Fukushima surclassera alors Three Mile Island, mais pas Tchernobyl. Depuis cette dernière catastrophe, le scénario de l’accident grave a été étudié de très près par l’Agence internationale de l’énergie atomique et par les instituts et autorités de sûreté nucléaire, principalement en France, l’un des pays les plus nucléarisés de la planète.

La centrale de Fukushima ne sera jamais remise en route. La zone de 20 kilomètres autour de la centrale, soit 600 km2, est inhabitable pour des années. L’eau potable et tous les aliments devront être systématiquement contrôlés pendant des années. Il faudra également continuer à refroidir et surveiller le coeur des réacteurs endommagés avant de pouvoir les neutraliser. Fukushima deviendra une gigantesque poubelle nucléaire à ciel ouvert… Le taux de cancers des populations vivant dans les territoires contaminés augmentera. La région sera boudée par les entreprises qui préféreront s’installer ailleurs. Ses produits ne se vendront plus et elle connaîtra une sérieuse récession économique. Le coût d’un accident nucléaire grave se compte en milliards d’euros !

Scénario 2 : La catastrophe nucléaire

Malgré un travail acharné, au prix de leur santé et pour certains, de leur vie, les liquidateurs parviennent à rétablir l’électricité, faire fonctionner certaines pompes, à réinjecter de l’eau, à remplir partiellement les piscines, mais ils ne parviennent pas à refroidir un des huit réacteurs.

La dégradation du coeur se poursuit. Il fond de plus en plus et atteint ce que les scientifiques appellent le seuil de criticité. La réaction en chaîne se déclenche et échappe à tout contrôle. Une lave appelée corium, un mélange incandescent de plus de trois mille degrés composé d’uranium fondu et de tous les éléments de la structure, coule au fond de la cuve du réacteur. Très corrosive, elle menace de s’enfoncer dans le sol, vers les nappes phréatiques, contaminant tout sur son passage et projetant de très importantes quantités de produits radioactifs dans l’atmosphère. Emportés par les vents, ils forment un nuage. Rabattus au sol par les pluies, ils menacent non seulement de contaminer gravement le territoire japonais, toute sa chaîne alimentaire, mais aussi les pays voisins, comme la Chine, la Russie. Puis en fonction des vents, des précipitations, et du taux de contamination, l’Amérique et les autres continents.

Comme pour Tchernobyl, les victimes se compteront alors par milliers. Comme en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, des millions de Japonais devront apprendre à vivre dans des territoires contaminés. Le nombre de cancers augmentera, l’espérance de vie chutera. Et toute l’économie japonaise sera très lourdement affectée pour les décennies à venir : pendant vingt ans, la catastrophe de Tchernobyl a par exemple coûté à la Biélorussie plus de 15 % de son PIB !

Scénario 3 : Le cataclysme

Les liquidateurs parviennent à réinjecter de l’eau, mais des paramètres inconnus font irruption. Par exemple : le sel de l’eau de mer utilisée pour refroidir les réacteurs se cristallise et se combine au bore, produit injecté pour tenter bloquer la réaction nucléaire. Ensemble, ils forment une croûte qui peut provoquer des phénomènes jamais étudiés par les scientifiques. Il faut improviser en permanence. La radioactivité est telle qu’il devient de plus en plus difficile de travailler.

Alors ce n’est pas un seul réacteur qui peut échapper à tout contrôle et entrer en fusion, mais deux, voire trois, quatre… huit ? Le monde connaîtra alors un cataclysme nucléaire sans précédent. Pas un continent ne sera épargné et les conséquences sont tout juste imaginables… Nous n’en sommes heureusement pas encore là. Les solutions existent. Les liquidateurs, ingénieurs, scientifiques nucléaires travaillent partout pour éviter le pire.

Cette épée de Damoclès nous oblige à accepter humblement que l’accident nucléaire est toujours possible, même dans les pays technologiquement et industriellement les plus avancés. Cette menace rend obligatoire la vérification de toutes les installations de centrales nucléaires existantes, à en fermer certaines ; à repenser le nucléaire en se gardant de toute euphorie commerciale.

Les souffrances qu’engendrent ces événements dramatiques nous forcent à repenser la “nécessité” de l’énergie nucléaire : elle n’est ni propre, ni renouvelable comme certains essaient de nous le faire croire, comme Areva dans sa dernière publicité.

Un risque de cataclysme nucléaire qui nous amène aussi à repenser la notion même de progrès…

Thomas Johnson

24/03/2011