Ni le traumatisme de Fukushima ni la décision allemande de sortir du nucléaire n’ont entamé la résolution des dirigeants français: pour eux, hors de l’atome, point de salut. Et si, loin d’être une nécessité, le choix nucléaire était une impasse? Mycle Schneider, consultant dans le domaine de l’énergie, lauréat du prix Nobel alternatif en 1997, étudie l’industrie nucléaire depuis trente ans. Il livre ici son point de vue.

Angela Merkel vient de décider que l’Allemagne sortira du nucléaire d’ici 2022. S’agit-il d’un tournant décisif dans l’histoire de l’énergie ?

 

Mycle Schneider.© (dr)

C’est une décision spectaculaire. Ce gouvernement était considéré comme le plus pro-nucléaire possible dans le paysage politique allemand. Ce qui se passe en Allemagne est une véritable coupure historique, pas une simple péripétie politicienne. Le choix d’Angela Merkel s’appuie sur un texte, le rapport de la Commission éthique pour l’approvisionnement énergétique sûr, qui analyse la situation énergétique et propose un ensemble de mesures cohérentes pour remplacer le nucléaire.

 

Ce rapport a été demandé par le gouvernement, et la commission est présidée par Klaus Töpfer, ancien ministre de l’environnement, qui a aussi été directeur du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). La commission Töpfer estime que sortir du nucléaire en dix ans n’est pas un problème et qu’il serait même souhaitable d’aller encore plus vite !

Selon le rapport, des changements systémiques profonds s’imposent dans la manière de gérer l’énergie. Et Töpfer défend l’idée intéressante que la sortie du nucléaire peut être un «booster de croissance». La campagne pour les élections législatives allemande de 2013 pourrait tourner autour de la question « qui sortira le plus vite du nucléaire? »

 

Certains estiment que la décision allemande est une sorte de trompe-l’œil, parce que les Allemands feront appel au nucléaire français pour remplacer celui qu’ils n’utiliseront pas chez eux. En somme, la sortie allemande retarderait une éventuelle sortie française…

L’idée est amusante… mais fausse. Depuis des années, la France est importatrice nette d’électricité d’Allemagne. Autrement dit, le bilan des achats et ventes d’électricité entre les deux pays aboutit à ce que la France importe plus d’Allemagne qu’elle n’exporte. En 2010, la France a importé 6,7 TWh (milliards de kWh) nets d’Allemagne, soit la production d’une tranche nucléaire ! Sauf que la France importe de l’électricité surtout en hiver, donc en provenance des centrales à charbon allemandes. La pointe de consommation hivernale en France est de 96 gigawatts, alors qu’elle est de 80 gigawatts en Allemagne, dont la population compte 16 millions d’habitants de plus !

Les échanges d’électricité en Europe se font sur la base du prix du marché et non pas de la capacité installée. Les premières études montrent que l’Allemagne ne dépendra certainement pas du courant nucléaire français. En quoi la décision allemande retarderait-elle, dans ce cas, une sortie du nucléaire française ?

 

Rien n’est réglé à Fukushima

Eric Besson, ministre de l’industrie, a déclaré à Libération que «Fukushima va faire progresser la sûreté nucléaire» et que le Japon n’avait «nullement l’intention d’arrêter ces centrales». La page de l’accident est-elle tournée ?

Non, une telle vision ne correspond pas à la réalité. Je connais assez bien le Japon, où je me suis rendu vingt-cinq fois, et je pense qu’il ne faut certainement pas sous-estimer le traumatisme de Fukushima. L’espèce de croyance en la technologie et de confiance presque aveugle dans les décideurs en a pris un coup. Et surtout, la situation n’est absolument pas réglée. Elle continue de s’aggraver jour après jour.

Deux mois et demi après l’accident, les rejets radioactifs continuent, Tepco n’a toujours pas de stratégie cohérente pour sécuriser la centrale et les autorités sanitaires japonaises n’ont pas mis en place un plan d’ensemble pour protéger les populations ! On n’a aucune information fiable sur l’état exact des réacteurs et de leur combustible, mais rien n’est stabilisé. Dans un communiqué du 25 mai, la firme a indiqué qu’à la demande de l’Autorité de sûreté nucléaire japonaise, elle allait équiper les travailleurs de dosimètres individuels… Ce qui veut dire qu’ils n’en avaient pas jusqu’ici, alors qu’ils travaillent dans des zones très fortement irradiées ! Hallucinant…

Pire, Tepco précise qu’en attendant d’avoir équipé tous les travailleurs, on peut se baser sur un seul dosimètre pour un groupe de techniciens sous réserve que la dose soit la même sur l’ensemble de la zone d’intervention. Or, quiconque a travaillé sous rayonnements ionisants une demi-journée sait que les doses reçues peuvent varier d’un facteur 10 ou plus à quelques mètres de distance. Ça veut dire que les travailleurs ne sont pas protégés, tout comme les liquidateurs de Tchernobyl. Deux mois après le début de l’accident, on n’est même pas en train d’appliquer le b.a-ba de la radioprotection.

Quant à la stratégie pour mettre les réacteurs dans un état sûr, elle repose sur des déductions tirées de données très fragmentaires. On peut être certain qu’il y a eu fusion du combustible dans trois réacteurs, mais on ne sait pas exactement quelle proportion du combustible est endommagée ou fondue. Tepco appuie ses analyses sur des scénarios tirés d’un nombre insuffisant de données, de mesure réelles, qui plus est souvent fausses parce que les capteurs ne marchent plus. C’est du bricolage… Et c’est la même chose pour la gestion des déchets, ou de l’eau contaminée.

Tepco et le gouvernement japonais ne devraient-ils pas faire davantage appel à l’aide internationale ?

Compte tenu de ce que les Japonais font depuis deux mois la démonstration qu’ils sont incapables de résoudre le problème, il est clair que la communauté internationale a une lourde responsabilité. Actuellement, les Etats-Unis, la France ou l’Allemagne apportent leur assistance au Japon, mais il s’agit à chaque fois d’une assistance bilatérale, basée sur une relation entre le Japon et un partenaire, sans concertation entre les puissances intervenantes.

Les Etats-Unis ont une relation privilégiée avec le Japon, ils ont des drones, ils ont peut-être plus d’informations que les autres pays, mais ils ont aussi leurs intérêts spécifiques et notamment des bases militaires proches de Fukushima. La France a ses intérêts commerciaux avec Areva. Et ainsi de suite. On laisse Tepco bricoler avec une série d’aides bilatérales, sans action d’ensemble concertée. Ça ne peut pas marcher. Et je ne comprends pas que les grandes puissances nucléaires acceptent cette situation. Il faudrait lancer une initiative de type task force internationale associant les meilleurs experts disponibles.

 

Des conséquences sanitaires pires que celles de Tchernobyl

Qu’en est-il de la protection des populations japonaises, et de l’environnement en dehors du site de Fukushima ?

Cela ne va guère mieux. Fukushima est très différent de Tchernobyl en ce qu’il n’y a pas eu, comme en Ukraine, une très grande explosion suivie d’un feu de dix jours qui a projeté le panache à plus de 3000 mètres d’altitude. On sait aujourd’hui que plus de la moitié des rejets de Tchernobyl est retombée ailleurs que dans les trois républiques ex-soviétiques (Ukraine, Biélorussie et Russie).

Au contraire, à Fukushima, on a des rejets continus et l’essentiel des retombées affecte la région autour de la centrale. Le rayon concerné est de l’ordre de 100 ou 200 kilomètres, pas des milliers de kilomètres. C’est une très bonne nouvelle pour les autres pays et une très mauvaise pour le Japon ! Et à l’heure actuelle, on n’a pas de carte précise des zones contaminées. La contamination ne se fait pas de manière régulière, ce sont des taches au sol, qui dépendent des conditions météo, et pour connaître les points dangereux, il faut faire de très nombreuses mesures. Aujourd’hui, on ne peut plus acheter un compteur Geiger au Japon ! Là aussi, on est dans le bricolage.

A mon niveau, je soutiens un projet privé mené par un Américain établi au Japon, qui vise à installer une quarantaine de laboratoires de mesure mobiles. Mais il faudrait aussi créer des labos fixes, en utilisant les sites qui existent déjà. Par exemple, les entreprises de produits alimentaires ont des laboratoires que l’on pourrait équiper de spectromètres pour analyser la radioactivité. Mais cela devrait être organisé de manière cohérente à l’échelle du pays, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Quand on regarde les calculs de doses auxquelles sont exposés les habitants dans certains lieux, par exemple les écoles, c’est affolant. Le gouvernement japonais a autorisé une dose de 20 mSv par an pour les écoliers, c’est la dose normale pour les travailleurs du nucléaire. On a multiplié par 20 le risque autorisé pour les enfants ! Il n’y a aucune véritable stratégie pour réduire le risque auquel sont exposées les populations. Si rien ne change, il y aura des milliers de cancers dus aux radiations, c’est évident…

Pensez-vous que la situation des habitants de la région de Fukushima soit aussi grave que celle des Biélorusses après Tchernobyl ?

Je pense que les conséquences sanitaires à terme pourraient être pires que celles de Tchernobyl parce que, même s’il se confirme que les rejets radioactifs sont moindres, ils se répartissent sur une surface beaucoup plus réduite, avec une densité de population très supérieure. Ça risque d’être une hécatombe.

 

L’énergie nucléaire n’a plus de perspective

Malgré cette situation dramatique, le Japon n’a pas annoncé son intention de sortir du nucléaire…

Dans les faits, il en prend la direction. Encore une fois, le traumatisme de Fukushima est considérable, même si l’on ne s’en rend pas compte de l’extérieur. De plus, le Japon se trouve dans une situation politique particulière : pour la première fois en un demi-siècle, ce n’est pas le Parti libéral démocrate qui est au pouvoir, mais le Parti démocrate japonais. Or, le PDJ n’a jamais été un parti très pronucléaire, nombre de ses membres sont même très critiques vis-à-vis du nucléaire – plus que ne le sont les socialistes français, par exemple. Il y a des personnalités critiques vis-à-vis du nucléaire à des postes importants, ce ne sont pas seulement des voix isolées.

Certes, le lobby nucléaire japonais est très puissant, et le pays était en passe d’accomplir le virage consistant à devenir un exportateur de centrales. Mais le PDJ n’a pas à revendiquer cet héritage, il a même tout intérêt à s’en distancier. Le premier ministre Naoto Kan, très critiqué pour sa gestion de la crise de Fukushima, peut chercher une issue dans la rupture avec la politique de ses prédécesseurs. Dans un pays où perdre la face est le pire qui puisse arriver à un responsable politique, il est tentant d’essayer de s’en sortir en mettant sur le dos du PLD la responsabilité de la crise.

Kan est au plus bas dans les sondages, il n’a rien à perdre à rompre avec le nucléaire. Et c’est ce qu’il a commencé à faire, en pratique : il a annoncé qu’il n’y aurait pas de nouvelles centrales construites et il a demandé la fermeture du site de Hamaoka, qui se trouve comme Fukushima en bord de mer. Hamaoka possède cinq réacteurs, deux avaient été définitivement stoppés en 2009 parce qu’on avait estimé qu’il était trop coûteux de les mettre en conformité avec les nouvelles normes antisismiques. Les trois autres sont aujourd’hui arrêtés. Et il ne s’agit pas de «vieilles casseroles», le réacteur n°5 est tout neuf, il avait démarré en 2005.

Au total, sur les 54 réacteurs nucléaires en service au Japon, près de la moitié sont aujourd’hui à l’arrêt. La probabilité d’une rupture complète avec la politique du passé est à mon avis forte. Aussi bien la situation politique intérieure que le contexte international s’y prêtent.

Qu’en est-il des Etats-Unis, le pays qui possède le plus grand nombre de centrales nucléaires en activité ?

L’administration Obama a fait une déclaration favorable au renouvellement des installations nucléaires. Mais dans la pratique, ce n’est pas le gouvernement qui commande les centrales, ce sont les sociétés productrices d’électricité. Et aujourd’hui, les industriels de l’électricité sont en retrait. Le principal projet, le South Texas Project, vient d’être abandonné, et avec lui un investissement de 481 millions de dollars !

Le seul réacteur actuellement en construction aux Etats-Unis est celui de Watts Bar, au Tennessee, il a été lancé en 1972 et, si tout va bien, devrait être mis en service l’année prochaine. Même s’il démarre effectivement, sa construction aura pris quarante ans… John Rowe, président d’Exelon, l’une des principales firmes d’électricité américaines, affirmait avant Fukushima que construire de nouveaux réacteurs nucléaires n’avait économiquement aucun sens.

Le coût du nucléaire neuf a plus que doublé entre 2008 et 2010 et il va augmenter encore avec Fukushima. Cette technologie n’a plus de perspective. Et les Etats-Unis ne sont certainement pas le pays de la renaissance nucléaire. Il n’y a plus que la Chine et l’Inde qui construisent des centrales nucléaires. Et la Chine développe autant, sinon davantage, les énergies renouvelables. Elle leur a consacré 38 milliards d’euros en 2010, et se place en leader mondial. Fin 2010, les éoliennes installées en Chine cumulaient quatre fois et demie la capacité nucléaire.

Mais le nucléaire n’est-il pas une réponse à la menace climatique ?

Le dernier argument de vente du nucléaire est qu’il permet de réduire les émissions de gaz à effets de serre. A ceci près que pour être vraiment intéressante du point de vue du risque climatique, une énergie doit satisfaire à un double critère : être bon marché et rapide à mettre en œuvre. Le nucléaire est très cher et très lent à mettre en place.

 

La France est en train de rater un train

Sur quelles autres énergies miser ?

Les renouvelables, bien sûr ! Mais aussi et même avant tout, l’efficacité des services énergétiques. Certains Etats, comme la Californie, sont très en avance. Nettement plus que l’Allemagne, qui est en train de prendre le virage mais où, jusqu’en 2007, l’éolien et le solaire n’ont fait que couvrir l’augmentation de consommation. Cependant, les Allemands sont très optimistes quant à la baisse de coût de l’électricité photovoltaïque qui pourrait, d’ici 2015, atteindre la «grid parity», autrement dit le moment où elle ne sera pas plus chère que les autres sources d’énergie. Aux Etats-Unis on y est déjà dans certaines situations.

Mais le domaine où les Etats-Unis sont le plus en pointe est celui de l’architecture des réseaux électriques. L’avenir de l’électricité, en dehors de la question des sources d’énergie, c’est l’organisation des réseaux. Le système actuel dans lequel un nombre limité de producteurs transporte le courant, le distribue et arrose les consommateurs, est appelé à disparaître. Au profit d’un nouveau paradigme dans lequel les consommateurs seront aussi producteurs. Demain, il y aura des millions de producteurs parce que chaque foyer sera équipé de cellules photovoltaïques ou d’éoliennes ou tout simplement parce que le congélateur sera un élément du réseau…

Comment cela ?

Votre congélateur peut être équipé d’une puce qui le met hors circuit pendant l’heure ou les deux heures de pointe de consommation, sans que cela affecte son fonctionnement. C’est le principe des smart grids, les réseaux intelligents, dans lequel on peut moduler les consommations de chaque foyer de manière à aplanir les courbes de charge, autrement dit à réduire les à-coups de consommation. De même, vous pouvez avoir une machine à laver qui ne fonctionne pas dans certains créneaux horaires. Variante : vous bénéficiez d’un service qui vous oblige à respecter ces créneaux, mais si cela vous ennuie, vous payez plus cher et vous faites ce que vous voulez.

L’électronique permet de gérer ce genre de choses, de changer de fournisseur en un délai rapide, etc. La marque américaine Whirlpool a annoncé qu’elle ne produirait plus que des appareils « smart grid compatibles » dès 2015. Tout ce que cela demande pour être utilisable, c’est l’installation d’un compteur « intelligent ». En Europe, on sait fabriquer ces compteurs, mais on n’a pas encore les réglementations qui permettent de les utiliser… Aux Etats-Unis, ça va très vite.

Dans un point de vue publié par Le Monde (12 août 2010), Colette Lewiner, directrice chez Capgemini, affirmait que la clé de voûte de l’évolution actuelle du marché de l’électricité était «la trasformation des réseaux électriques en réseaux intelligents». Et que si l’Europe ne se saisissait pas de la question, elle serait rapidement distanciée par les Etats-Unis…

On est loin de l’EPR français ou des projets de réacteurs nucléaires de quatrième génération !

J’observe l’industrie nucléaire depuis 30 ans. Elle a toujours eu une attitude nombrilique, presque autiste, toujours les mêmes interlocuteurs qui se retrouvent dans les colloques, ils se parlent entre eux, ça tourne en rond. Quand Henri Proglio affirme dans un entretien au Monde que les centrales japonaises ont bien résisté au séisme et que l’accident ne remet pas en cause le nucléaire, ce n’est pas responsable, c’est nier la réalité.

On a envie de demander aux nucléocrates français s’ils lisent les journaux ! C’est très grave parce que la cinquième économie mondiale en est encore aux années 1970 pour ce qui concerne l’énergie. Le nucléaire est lourd, rigide, centralisé alors que les maîtres mots actuels sont légèreté, flexibilité et décentralisation. On est en train de rater le train. Obama a déclaré dans son discours sur l’état de l’union en février 2010 que la nation qui maîtrisera l’énergie verte sera la nation du XXIe siècle. La France est mal partie…