Michel Dreyfus L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours. Paris, La Découverte, 2009.

Ce n’est pas une énième histoire de l’antisémitisme mais une histoire de l’antisémitisme en France chez des individus considérés comme étant ou ayant été de gauche. Car si l’antisémitisme semble évident à droite, nous avons de la peine à l’admettre à gauche.

Le premier chapitre est consacré aux socialistes utopiques (1830-1880). Nous apprenons que George Sand « exprime dans sa correspondance comme dans son œuvre un antisémitisme qui lui semble naturel ». Je ne connaissais pas Alphonse Toussenel, disciple de Fourier, qui se revendiquait du socialisme, et qui s’attaqua aux Rothschild et au Juif cosmopolite. C’est Proudhon qui introduisit la dimension raciale qui va se développer surtout à partir de 1860. Citons encore Blanqui, Renan et Gobineau.

Le chapitre II traite des années 1880-1894 et de la naissance des syndicats. Comment interpréter le silence du monde du travail ? En Russie les premiers pogroms datent de 1881. Sont évoqués le journal La Croix à partir de 1882, Drumont dont La France juive paraît en 1886 et reçoit des félicitations de la Revue socialiste, Jules Guesde et Jules Vallès. La xénophobie complète l’antisémitisme.

L’affaire Dreyfus est l’objet du chapitre III. C’est à la mi-janvier 1898 que Jaurès s’engage pour Dreyfus. La majorité du mouvement ouvrier finit également par le soutenir. Il faut du temps aux anarchistes comme aux socialistes pour s’engager. L’anarchiste Bernard Lazare est le premier défenseur du capitaine Dreyfus. Il écrit plusieurs articles avant de publier en 1894 L’antisémitisme, son histoire et ses causes. Il estime alors que l’antisémitisme peut avoir des vertus révolutionnaires. « Il est alors au cœur de toutes les contradictions qui existent alors dans l’extrême-gauche sur la question juive. »Il abandonnera sa croyance en l’assimilation pour se rapprocher du sionisme avec lequel il prendra finalement ses distances.

Le chapitre IV traite des suites de l’Affaire, de 1906 à 1914. Le mouvement socialiste, fondé en 1899 par Lagardelle, prend ses distances avec Jaurès et en 1909 deux de ses collaborateurs, Robert Louzon et Georges Sorel, affichent un antisémitisme explicite. Des propos hostiles aux Juifs sont tenus à la CGT à partir de 1906. On trouve des caricatures antisémites dans L’Assiette au beurre (1901-1912), signées de Forain et de Caran d’Ache. Victor Méric, ancien anarchiste et dreyfusard, lance en 1907 une revue hebdomadaire, Les hommes du jour, où il ne cesse de se contredire, en donnant à plusieurs reprises des armes aux antisémites. Il écrit également dans La guerre sociale, publiée depuis 1906 par Gustave Hervé. Méric y dénonce l’invasion des auteurs juifs. Enfin la rumeur circule d’un soutien juif à L’Humanité qui a des difficultés financières.

Le cinquième chapitre concerne les années 1914-1931 : « les grands procès de Moscou auront des accents antisémites qui n’échapperont pas à Trotsky ; cette prise de position passera alors inaperçue à l’heure où très rares seront à gauche ceux qui oseront s’élever contre ces procès.

Catherine Nicault a montré dans son ouvrage La France et le sionisme, 1897-1948, une rencontre manquée (1992), l’extrême faiblesse du sionisme en France, parce que, pour reprendre les termes de Michel Dreyfus, « il apparaissait comme une réponse inadéquate à un antisémitisme dépassé par la progression des idéaux républicains ».

Avant 1914, les socialistes ne pensaient pas que la Palestine puisse recueillir les Juifs comme nation ni devenir leur État, parce qu’elle était beaucoup trop petite, elle pourrait accueillir tout au plus deux millions de Juifs sur les 14 millions vivant dans le monde.

La déclaration Balfour est énoncée le 9 novembre 1917. Elle s’inscrit dans la politique étrangère de la Grande-Bretagne. En France le parti communiste et l’extrême gauche dénoncèrent le sionisme jusqu’en 1948.

Au cours de l’année 1920 les Protocoles des sages de Sion sont publiés dans le journal radical-socialiste L’ Œuvre et Léon Blum arrive à la direction de la SFIO.

Dans le chapitre VI (1931-1945) l’auteur évoque d’abord les ambiguïtés du pacifisme : Les pacifistes stigmatisent de plus en plus vivement l’antifascisme qu’ils désignent par le terme de bellicisme. Persécutés par le nazisme, les Juifs pousseraient la France à faire la guerre à l’Allemagne. Le parti socialiste, des associations comme la Ligue des droits de l’homme sont partagés entre pacifistes et antifascistes.

« Dans la décennie 1930 les débats sur le sionisme se multiplient à l’extrême gauche qui, comme le PC, y est généralement hostile. » Chazoff estime dans Le Libertaire que la pénétration juive en Palestine se fera au détriment des Arabes (c’est nous qui soulignons]qui se défendront avec désespoir. Pour les anarchistes la Palestine est « une forteresse construite par l’impérialisme anglais ». Kropotkine répond en 1938 dans L’Entraide publiée en yiddish qu’il existe « un peuple juif possédant une langue, une littérature, un folklore, une poésie populaire, des partis politiques et sociaux et un vaste mouvement ouvrier juif ».

Sous l’occupation, « la Résistance est confrontée à l’antisémitisme puissant hérité de la France d’avant-guerre et considérablement renforcé par Vichy et par l‘occupant ». Henri Frenay évoque en 1941 l’existence d’un problème juif et souligne le rôle de « l’immigration récente des Juifs étrangers » et celui de la finance juive.

  • Le chapitre VII est consacré à « la disparition de l’antisémitisme chez les socialistes et les communistes de la Libération à 1968 » ; le chapitre VIII à « l’ultra-gauche, terrain favorable au révisionnisme, puis au négationnisme ».
  • L’avant-dernier point de ce chapitre est intitulé « La complaisance d’une petite frange d’extrême gauche à l’égard du négationnisme dans les années 1980 et 1990 » et le dernier point « Roger Garaudy, du communisme à la dénonciation du complot sioniste ».

« En 1983 Roger Garaudy explique dans L’Affaire Israël que le sionisme, qui repose sur une discrimination raciale, isole les Juifs du reste de l’humanité ; le sionisme est aussi un phénomène colonial, puisqu’il a fondé un État sur des terres spoliées où les Juifs n’avaient aucun droit. » Après Palestine, terre de messages divins (1986), où il évoque le thème du complot juif, Garaudy publie en 1995 aux éditions de la Vieille Taupe de Pierre Guillaume Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Grâce à la loi Gayssot et au soutien de l’abbé Pierre, l’ouvrage bénéficie d’un grand succès.

Le dernier chapitre est intitulé: De la création d’Israël à la montée des communautarismes (1948-2009). « Toute la gauche française défend la cause sioniste. Témoignage chrétien est le seul à rappeler l’existence des Palestiniens et leurs revendications…Avec la guerre des Six jJours les choses commencent à changer »

L’auteur mentionne les statistiques sur les actes d’antisémitisme, « liés à la situation au Moyen-Orient jusqu’au début 2003, puis apparaissant davantage liés à la crise des banlieues ». « Dans cette vision d’une France envahie par l’antisémitisme, …Taguieff et Finkielkraut n’ont pas de mots suffisamment durs pour la gauche d’où viendrait tout le mal…Pour eux et de nombreux responsables de la communauté juive, toute interrogation, non sur le droit d’Israël à l’existence…mais sur sa politique, est considérée comme une agression antisémite inadmissible…Certains intellectuels juifs refusent cet enfermement identitaire…Le procès en antisémitisme ne semble pas fondé. »

Après avoir évoqué la conférence de Durban (2001), l’affaire Siné (2008) et la position d’Alain Badiou, pour qui « l’antisionisme radical est plus fidèle à l’universalisme du judaïsme que la défense d’Israël », l’auteur analyse cinq formes d’antisémitisme à gauche, et estime que « les craintes ressenties actuellement par de nombreux Juifs doivent être entendues par la gauche »et que « la gauche doit en tenir compte ».

Cet ouvrage est l’ouvrage d’un historien et un ouvrage de référence indispensable. Si je fais quelques réserves ce sera sur sa conclusion : j’estime, et je ne suis pas la seule, qu’à force de redouter l’antisémitisme (et d’omettre l’islamophobie) nous faisons le jeu des sionistes et des gouvernements d’Israël, de ceux qui se disent de gauche comme de ceux de droite. C’est une manipulation analogue à celle de la récupération de la shoah.

F. Weil