JacobRogozinski

LE MONDE | 11.04.2014 à 17h50 • Mis à jour le 14.04.2014 à 13h56 |

Les dernières élections municipales ont confirmé l’implantation toujours plus forte du Front national. Comme l’on sait, ce parti a entrepris de se « dédiaboliser » ou, plus exactement, de se normaliser en abandonnant sa référence aux thèmes traditionnels de l’extrême droite, et cette stratégie a certainement contribué à ses récents succès. Il est sans doute trop tôt pour savoir s’il s’agit simplement d’une réforme superficielle ou bien d’une mutation qui pourrait le transformer en profondeur, comme celle qui, en Italie, avait fait du mouvement néofasciste Alleanza Nazionale un parti de gouvernement inséré dans le jeu démocratique.

Mais certains effets de cette dé-fascisation du FN se font déjà sentir de manière inattendue : elle tend en effet à laisser vide un espace politique à la droite de la droite, ce qui favorise l’émergence d’une nouvelle mouvance extrémiste. Quel rapport y a-t-il entre cette mouvance extrémiste et un FN qui tente de se normaliser ?

Aucune rupture décisive ne peut être constatée. La frontière qui les sépare reste poreuse, comme celle qui, au sein de la droite catholique, sépare les « ultras » du Printemps français des « modérés » de La Manif pour tous.

Des relations étroites existent toujours entre les réseaux Dieudonné-Soral et certains membres de la direction du FN, et ces passerelles font circuler dans les deux sens les hommes et les idées. Bien loin de s’opposer, soraliens et lepénistes tendent ainsi à se renforcer réciproquement.

S’ils partagent la même idéologie xénophobe, la même haine de l’étranger, tout se passe comme s’ils s’étaient réparti les tâches. Pour les uns, qui s’adressent surtout aux Français dits « de souche » affolés par la crise et la menace du déclassement, l’étranger dangereux reste le musulman ou le Rom. Pour les autres, qui s’adressent plutôt aux jeunes issus de l’immigration, les cibles sont le juif et l’homosexuel.

UN COMPLOT TRAMÉ DANS L’OMBRE

Nul ne sait si cette nouvelle extrême droite est appelée à se développer. Il nous semble cependant que son émergence soulève des interrogations essentielles ; qu’elle nous invite à réfléchir sur la logique de la haine, sur les dispositifs qui la propagent et les fantasmes qui la sous-tendent. Qu’est-ce qui caractérise ces folles rumeurs et ces campagnes agressives qui se succèdent depuis quelques mois ?

Même si les cibles peuvent sembler différentes, elles mettent en cause à chaque fois un complot, tramé dans l’ombre par un puissant « lobby » avec la complicité des médias et de l’Etat. Que déclare, sur un site islamiste, la principale instigatrice du boycott de l’école, une proche d’Alain Soral ? La soi-disant « théorie du genre » serait l’une des armes d’un mouvement mondial qui « avance masqué ». Qui sont les inspirateurs de cette conspiration diabolique ? Un site intégriste catholique nous donne la réponse : la pernicieuse « théorie du genre » est « le fruit de lesbiennes juives américaines ».

Comme au Moyen Age, ce ne sont pas seulement des individus qui sont incriminés, mais un prétendu « complot des blouses blanches ». Cette dénonciation d’une conspiration utilisant les méthodes les plus abjectes est depuis longtemps un élément essentiel de la logique de la haine. Il peut s’agir du « complot des jésuites », d’un « complot maçonnique » – accusé notamment d’avoir fomenté la Révolution française – ou d’une « conspiration juive mondiale », comme celle que mettent en scène Les Protocoles des Sages de Sion.

En d’autres temps, ce sont les « sorciers » et les « sorcières » qui avaient été accusés de former une vaste secte satanique et de pratiquer des rites sexuels clandestins et des meurtres d’enfants. Certains traités, comme La Démonomanie des sorciers de Jean Bodin (1580), prétendaient même qu’ils s’étaient infiltrés au sommet de l’Eglise et de l’Etat et qu’il fallait les traquer par tous les moyens pour les exterminer.

Ce sont de telles accusations qui, lors de la grande chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles, ont envoyé au bûcher des dizaines de milliers de victimes. Parce qu’il est particulièrement flexible, le schème du complot peut ainsi s’adapter à des situations historiques très variées en se contentant de changer de cible.

LES HOMMES PEUVENT-ILS SE PASSER D’ENNEMIS ?

Pourquoi le mythe de la conspiration connaît-il de nos jours une si grande faveur ? Sans doute nos sociétés démocratiques pâtissent-elles de n’avoir plus d’ennemi visible. La fin de la guerre froide et l’effondrement de l’URSS ont pu donner l’illusion de l’avènement d’un monde enfin pacifié ; mais les hommes peuvent-ils si facilement se passer d’ennemis, de cibles qui concentrent leur ressentiment et leur haine ?

Or le schème du complot permet précisément de s’inventer un ennemi invisible, un ennemi imaginaire d’autant plus malfaisant qu’il demeure caché. Ce schème réussit ainsi à capter des affects – souvent légitimes – d’indignation, de colère, de révolte contre l’injustice, en les orientant vers un « autre » menaçant qu’il s’agit de démasquer, d’expulser, voire d’anéantir.

Il n’est pas indifférent que cette obsession du complot soit le plus souvent portée par la rumeur. Depuis toujours, la rumeur est l’arme des faibles, des humiliés, des invisibles, de tous ceux qui ne peuvent intervenir directement dans les circuits dominants d’information et de communication.

Mais les récentes résurgences du mythe du complot s’enracinent plus profondément encore dans la relation des sociétés modernes au pouvoir souverain. Depuis la Révolution française, la dynamique de la démocratie a profondément transformé nos représentations du pouvoir ; de même qu’elle continue de déstabiliser les identités et les places attribuées traditionnellement au statut social, aux classes, aux sexes ou aux « genres » en suscitant ainsi des crispations réactives, une défense angoissée des identités qui paraissent menacées.

Dans une société démocratique qui fait constamment l’épreuve de sa division, il peut sembler que le pouvoir légal se réduise à une simple apparence, un simulacre inconsistant qui dissimule la réalité du véritable pouvoir. Et notamment lorsqu’un chef de l’Etat affiche sa « normalité » et paraît incapable d’imposer son autorité…

L’ancienne représentation monarchique d’un souverain tout-puissant et au-dessus des lois persiste en effet dans les sociétés modernes, mais sous la forme fantasmatique d’une conspiration qui tire les ficelles dans la coulisse et manipule les masses. Surprenant paradoxe : plus les moyens de communication se développent, plus l’exigence de transparence s’accroît et plus se renforce cette croyance en une irréductible opacité du pouvoir, une zone d’ombre où se trameraient les pires machinations. En déniant les divisions et les conflits qui traversent les sociétés démocratiques, le mythe du complot impose la vision illusoire d’un « système » absolument homogène où les partis de droite et de gauche, les médias, les syndicats et les intellectuels conspirent tous ensemble au service d’un unique lobby occulte.

Comment riposter à la montée de cette nouvelle extrême droite, répondre aux angoisses, aux fantasmes qu’elle mobilise ?

L’argumentation rationnelle et la pédagogie sont certes nécessaires ; mais elles ne suffisent jamais. Et pourtant, il reste malgré tout possible d’agir sur les dispositifs qui les diffusent et s’en servent pour étendre leur emprise. Comme le montre l’exemple de la chasse aux sorcières, l’intervention du pouvoir souverain et des défenseurs de l’Etat de droit a un rôle essentiel à jouer.

LE RECOURS À LA LOI DEMEURE LE PLUS SÛR REMPART

Dans un pays profondément morcelé comme l’était l’Allemagne de l’époque, où l’autorité centrale était quasiment inexistante, des persécutions massives de prétendues « sorcières » ont eu lieu dans de nombreuses régions au cours des XVIe et XVIIe siècles.

En revanche, à l’exception de quelques cas isolés dans des provinces éloignées, la France n’a pas connu de chasse aux sorcières, sans doute parce que, à la fin des guerres de religion, l’autorité politique de l’Etat avait été rétablie sans en passer par cette terreur de masse que Bodin appelait de ses voeux ; mais aussi parce que les magistrats du Parlement de Paris avaient choisi d’annuler en appel la plupart des condamnations à mort pour sorcellerie prononcées par des juridictions subalternes. Et ils n’avaient décidé de le faire que parce que des penseurs, des médecins, des prêtres avaient, souvent au péril de leur vie, dénoncé les procédés des chasseurs de sorcières et les croyances qui justifiaient la persécution.

Aujourd’hui encore, le recours à la loi demeure le plus sûr rempart contre les semeurs de haine ; à condition toutefois qu’il s’accompagne d’une réflexion approfondie sur les facteurs qui engendrent cette haine et d’une intense mobilisation citoyenne. En période de crise, les défaillances de la démocratie et de l’Etat de droit peuvent avoir des effets dévastateurs. Seule la reconstruction d’une nouvelle civilité démocratique permettra de conjurer le retour des vieilles hantises.

Jacob Rogozinski (Professeur de philosophie à la faculté de Strasbourg)