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Actualité de la critique des religions

02 JUIN 2014 | PAR YVON QUINIOU

La question de la religion, envisagée dans sa nocivité spécifique, a été depuis quelque temps évacuée du débat public et politique, comme si elle ne posait plus problème ni en Occident, ni à l’échelle du monde. Et quand on reconnaît aux religions, tout de même, quelques défauts persistants (voir les violences islamiques aujourd’hui), on les met au compte d’une interprétation fondamentaliste ou intégriste de leur message, qui n’aurait rien à voir avec leur message originel. Or admettre cela constitue une (double) erreur considérable.

Certes, on doit constater que l’influence de la religion diminue de fait dans la population ici ou là et quand on envisage le phénomène sur le long terme. Mais on oublie alors son retour en force dans la sphère politique, d’une part, et son retour réel dans la population de certains pays de l’ex-système soviétique (la Pologne et la Hongrie, en particulier) – sans compter son influence persistante et catastrophique dans les pays du Moyen-Orient où le facteur religieux, s’il est bien alimenté par des conditions socio-économiques désatreuses, joue un rôle spécifique et fort dans les conflits dramatiques qui les traversent, à la limite de la barbarie. Son retour dans la sphère politique, en tout cas, est incontestable et particulièrement inquiétant si l’on s’en tient à l’Europe: celle-ci, dans sa constitution récente pourtant désavouée par le peuple français, officialise l’intervention des religions, au moins à titre consultatif, dans la définition des lois votées par le parlement européen. C’est un député socialiste français qui a levé le lièvre, sans que beaucoup s’en émeuvent et s’en scandalisent et sans que son intervention ait été suivie d’effet. La religion a même fait l’objet d’une revalorisation publique spectaculaire en France dans le cadre pourtant d’une République laïque, avec Nicolas Sarkozy affirmant il y a queques années que l’institeur ne pouvait rivaliser avec le prêtre dans la transmission des valeurs morales. Et l’on a constaté récemment qu’une Eglise versant dans l’intégrisme, manipulée par l’extrême droite et l’acceptant, pouvait imposer ses mots d’ordre totalement réactionnaires contre le “mariage pour tous” et mettre en avant une homophobie parafaitement scandaleuse. D’une manière plus générale, on a vu depuis plusieurs années la gauche dite “socialiste” abandonner progressivement son objectif d’une laïcité intransigeante et simplement rigoureuse, qui avait été le sien depuis un siècle, au profit d’une laïcité “plurielle” ressemblant fort à une apologie a-critique du communautarisme idéologique. Au point qu’un ministre, E. Valls, a pu se rendre au Vatican pour représenter l’Etat français à une cérémonie de canonisation, rompant ainsi avec une longue tradition de neutralité dans ce domaine et sans déclencher beaucoup de protestations.. Et l’on voit même le Parti communiste, dont je suis proche pourtant, abandonner la critique intellectuelle des religions liée au marxisme (voir l’ouvrage de P. Dharreville, La laïcité n’es pas ce qu vous croyez) au nom d’un oeucuménisme sans autre principe que l’affirmation de la libert des religions d’être ce qu’elles sont, appuyée sur l’idée que ce qui divise les hommes ce sont les rapports de classe et non les conceptions du monde. C’est occulter le rôle actif et nocif de l’déologie religieuse dans l’histoire (sauf exceptions) et, plus largement, oublier la critique décisive que les philosophes ou les penseurs ont opéré de la religion à partir du 18ème siècle, que je voudrais rappeler rapidement sur le fond, en dehors de la seule référence à Marx, mais dans sa lignée.

Premier point: les religions – à distinguer de la foi intérieure qui est une option métaphysique sur le réel, tout aussi légitime que l’athéisme et qui n’est pas concernée ici – ne sont et n’ont jamais été, contrairement à ce qu’en dit la doxa dominante, des facteurs de lien social, de pacificaton des moeurs, voire de solidarité collective universelle, quelles qu’aient été leurs déclarations en ce sens. Unissant en interne leurs fidèles, en externe elles sont toujours opposées entre elles sur la base de querelles théologiques sans fin et cachant des rivalités de pouvoir, ont suscité des conflits interreligieux et offert une structure d’accueil idéologique aux pires violences sectaires et meurtrières, comme on le voit aujourd’hui avec le judaïme d’extrême-droite en Israêl et, surtout, l’islam dit intégriste au Moyen-Orient. Or cela a été l’honneur de la philosophie des Lumières d’en avoir fait le procès en son temps (Spinoza, Hume, Kant, voire Rousseau) à ce niveau, dans une critique directement philosophique, rationaliste et morale. Par ailleurs, les religions instituées ont toujours – je dis bien toujours – été porteuses d’un dogmatisme inadmissible, alimentant l’obscurantisme en refusant les grandes découvertes scientifiques qui contredisaient leur conception du monde et de l’homme et en réprimant au minimum (pour le maximum voir Giordano Bruno, brulé vif à Rome) ceux qui les défendaient. Cela s’est manifesté spectaculairement avec le cas de Galilée confirmant l’héliocentrisme de Copernic et récusant le géocentrisme chrétein, assigné à résidence avec interdiction de publier ses travaux (il a fallu attendre 1992 pour qu’il soit officiellement réhabilté!); et cela a continué avec Darwin réfutant le récit de la Genèse, contenu dans la Bible, par sa théorie de l’évoltion des espèces, homme compris, trois siècle après. A ce sujet, sait-on que que si l’Eglise catholique a enfin reconnu la validité de l’évolutionnisme en 1996 (soit un siècle et demi après!), c’est pour en restreindre aussiôt la portée au corps de l’homme et en en excluant son esprit, conçu toujours comme d’origine divine – s’opposant ainsi au matérialisme intégral de Darwin qui affirmait que l’esprit humain n’est qu'”une fonction du corps”. Or cette théorie qui, résumée au thème de l’évolution naturelle des espèces, fait scientifiquement consensus, continue à être combattue, spécialement par les mouvements créationnistes aux Etats-Unis ou les tenants, plus subtils dans leur stratégie d’opposition, du “dessein intelligent” prétendant démontrer scientifiquement que seule une intelligence divine a pu orienter l’évolution pour qu’elle puisse produire l’homme. Ces mouvements ont leurs relais en France et en Europe et c’est ainsi qu’un ministre hollandais de l’éducation nationale a pu proposer que l’on enseigne, dans les lycées, la thorie créationniste au même titre que la théorie de l’évolution! Je passe sur bien d’autres signes de cette offensive militante contre Darwin, ceux venus du monde islamique aussi, comme ce luxueux Atlas de la Crééation publié en Turquie et envoyé gratuitement dans les lycées français avant qu’il n’en soit heureusement retiré. Bref, la critique de la violence dogmatique inhérente aux religions et de leur obscurantisme intellectuel inaugurée par la philosophie de Lumières, n’a pas perdu de son actualité, même si la situation, à ce niveau précis, est moins grave qu’elle ne le fut dans le passé, au moins dans ses conséquences concrètes.

Deuxième point: il ne faut pas ignorer ou oublier l’immense apport explicatif et critique des grands théoriciens du 19ème siècle et du début du 20 ème siécle dans ce domaine – oubli dans lequel a sombré la philosophie française contemporaine, affectée par un irrationalisme diffus et affligeant, aux formes multiples, et dont le spiritualisme religieux est la manifestation la plus directe. La manière dont Le Monde des religions définit son objectif intellectuel en est un étonnant révélateur: “Connaître les religions pour comprendre l’homme” dit-il en une formule qu’on ne saurait accepter, qui est absurde et qu’il faudrait remplacer par la proposition contraire: “Connaître l’homme pour comprendre les religions”. Car ces théoriciens nous montré, sinon démontré, que les religions sont des phénomènes purement humains que l’on peut expliquer, sur un plan strictement immanent ou empirique, par l’ignorance, le faible développement technique, la psychologie ou l’histoire, et dont peut prévoir la disparition à (long) terme si l’on est capable de supprimer les causes qui les engendrent (ce qui n’est pas simple). Ils nous révèlent ainsi que c’est bien l’homme qui fait les religions, et non l’inverse! Mais, tout autant, il ont su en dénoncer la malfaisance: elles ont dénigré la vie (Nietzsche) et continuent de le faire dans le domaine de la sexualité, en foncé l’homme dans l’infantilisme ou la névrose en soutenant que celui-ci ne saurait être autonome et se donner sa propre loi de vie (Freud), aliéné l’humanité à travers la croyance en un monde fictif dans lequel il croit se réaliser (Feuerbach) et, last but not least, elles ont alimenté, selon Marx, l’aliénation socio-historique des hommes en la masquant ou en la justifiant par des illusions idéologiques comme l’idée d’un fondement naturel de la division de la société en classes voulu par Dieu. La protestation contre “la détresse réelle” qu’elles constituaient aussi à leur manière, sans le dire explicitement mais qu’il faut reconnaître, n’a pas été suivie d’une lutte effective contre elle – si l’on excepte quelques mouvements sociaux du passé inspirés par le message évangélique ou, à la fin du 20ème siècle, celui du mouvement de la “théologie de la libération”, vite étouffé par la hiérarchie catholique, ou encore les transformations politiques à l’oeuvre dans l’actuelle Amérique latine portée par des références chrétiennes. Malgré ces rares cas, on peut même accuser le trait: cette “protestation religieuse” offre un dérivatif dans l’imaginaire à la “protestation réelle”, qui la détourne le plus souvent de son actualisation politique possible. C’est bien pourquoi il faut saluer ce mot de jeunesse de Marx affirmant que “la critique irréligieuse est la condition prélimiminaire de toute critique” puisqu’elle dissout les illusions qui nous masquent le réel et nous empêchent de l’affronter lucidement. Elle ouvre du coup à l’exigence d’une critique des conditions sociales qu’elle a ainsi mises en lumière et peut déboucher sur l’exigence de leur transformation pratique, puisque la détresse réelle apparaît comme n’ayant pas de solution dans et par les croyances et les pratiques religieuses. Il faut donc commencer par critiquer “le ciel” (la croyance en lui) pour pouvoir ensuite critiquer “la terre” et transformer éventuellement ce qui s’y passe.

On peut alors revenir briévement, troisième point, à la nécesaire critique politique de la religion aujourd’hui. “L’idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu” indiquait déjà Stendhal dans Le rouge et le noir. On peut génraliser ce propos, le concrétiser et l’actualiser en rappelant, chose simple mais constamment refoulée, que les religions ont toujours soutenu les pires régimes d’oppression politique et sociale depuis le Moyen-Age jusqu’à à nos jours (sans compter leur justification de l’esclavage autrefois) – la carte des dictatures au 20ème siécle coincidant exactement avec celle de la domination la plus forte des Eglises (Italie, Espagne, Portugal, etc. – le nazisme ayant constitué un cas à part). Et l’on sait qu’en France, d’après toutes les enquêtes d’opinion, plus on est catholique, non seulement croyant mais pratiquant, plus on est à droite, le point extrême de ce mouvement étant l’adhésion à l’extrême-droite. Et, sauf naïveté irresponsable, on ne saurait se laisser prendre aux apparentes avancées du pape François. Non seulement il maintient une vision rétrograde des moeurs et de la sexualité (comme les deux autres monothéismes), avec en particulier une dénonciation malsaine et sans fondement de l’homosexualité, mais son ouverture au “social” est une magnifique duperie: son “option préférentielle pour les pauvres” se veut purement “théologique et culturelle” a-t-il pu proclamer récemment, ce ne saurait être un engagement politique a-t-il précisé et l’Eglise “n’a pas à devenir une ONG”. On appréciera les nuances et les prudences! A quoi il faut ajouter qu’il condamne seulement les excès du capitalisme (dont le consumérisme marchand menacerait la foi, comme si c’était là la question!) et non celui-ci en son essence: l’Eglise catholique (comme les autres Eglises ou confessions) est officiellement favorable à l’économie libérale et hostile à toute forme de socialisme. L’égalité qu’elle préconise est une égalité devant Dieu et dans son optique d’un au-delà métaphysique, non une égalité sociale en vue d’un bonheur terrestre, la seule dont la possibilité puisse être envisagée concrètement.

D’où un dernier point, névralgique, car portant sur la laïcité. Celle-ci concerne bien spécifiquement la question religieuse et on ne saurait la fondre dans une vague problématique de l’émancipation socio-politique en général. L’Etat doit garantir la libre existence des religions (comme l’expression de l’athéisme, ce qu’on oublie souvent) dans le cadre des lois de la République (ce qu’on oublie aussi) qui s’imposent à tous, et ne privilégier ni soutenir aucune d’entre elles. Or c’est là qu’intervient un contresens massivement répandu au nom d’une tolérance sans rivage, confondue avec le respect des croyances et des opinions: la neutralité de l’Etat ne signifie en rien celle des citoyens ou de l’Ecole à l’égard du phénomène religieux. Dans le cadre d’un éducation à la raison et à la liberté du jugement qui sous-tend l’exigence laïque, l’examen critique des religions dans leurs dérapages intellectuels et leur malfaisance humaine est de droit, et pas seulement leur étude “objective”, sans jugement de valeur, comme le réclame Régis Debray – laquelle étude existe déjà dans diverses disciplines. La revendication, sans justification véritable, de cette dernière participe d’ailleurs de cette religiosité ambiante que je dénonce et qui refuse de juger le fait religieux, comme si sa valeur positive allait de soi. Cet indispensable examen critique constitue, à l’inverse, un véritable élément, mais spécifique, du combat pour l’émancipation huamaine en général, sous la forme d’une résistance à l’aliénation des consciences. Il nous faut donc rester fidèles au message de Marx dans la Critique du programme de Gotha: étant entendu que la liberté de conscience religieuse doit être absolument défendue – “chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins corporels et spirituels sans que la police y fourre son nez” dit-il ironiquement mais vigoureusement – il précise que le propre des communistes n’est pas de contenter de cette exigence visant à libérer les religions des entraves qui pèsent sur elles (c’est la laïcité réduite au minimum, positive, plurielle et molle d’aujourd’hui), mais de libérer l’homme de “la fanstasmagorie religieuse”, puisqu’elle est un facteur d’aliénation, par la critique continuée de ses effets sociaux délétères. C’est cela la vraie laïcité: celle qui, sans nier que les religions aient pu présenter aussi des aspects moraux positifs et être ainsi utiles aux hommes dans certaines circonstances, entend bien les analyser librement et dénoncer leurs immenses traits négatifs, toujours présents, afin de favoriser l’autonomie intellectuelle et pratique des être humains, fondée sur la seule raison humaine.

Yvon Quiniou, philosophe. A paraître: Critique de la religion. Une imposture intellectuelle, morale et politique, aux éditions La ville brûle, septembre 2014.

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