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Lea Tsemel, ou l’avocate sans frontières
Une trentaine de personnes se pressent dans la salle d’attente, dans le couloir, sur le palier et même dans les escaliers. Beaucoup sont venus en famille, et les enfants profitent du coin aménagé pour eux. Certains ont apporté leur pique-nique et se préparent un thé à la sauge dans d’anciennes toilettes réorganisées en kitchenette. Un autre, faute de temps pour se rendre à la mosquée Al-Aqsa, prie dans un coin de palier.
Deux secrétaires énergiques essaient de mettre un peu d’ordre dans ce qui ressemble plus à une gare égyptienne qu’à un cabinet d’avocats. Car nous sommes vendredi, jour où ce cabinet reçoit les clients – le reste de la semaine est réservé aux comparutions dans les tribunaux et aux visites dans les prisons.
Clients et employées sont tous et toutes palestiniens… sauf la « patronne », Lea Tsemel, et Avihai, un jeune militant mis à sa disposition par le mouvement Solidarité Sheikh Jarrah, dont l’avocate défend les militants, régulièrement arrêtés au cours des manifestations.
Dans son Vent jaune ( ), l’écrivain David Grossman a décrit cette boule d’énergie, qui tient trois conversations simultanées dans un arabe impeccable, mais prononcé avec un accent israélien à couper au couteau. Vingt ans après, rien ne semble avoir changé. « L’occupation est la même, la brutalité est la même, les harcèlements quotidiens et l’arbitraire de l’autorité militaire les mêmes, avec la méchanceté gratuite en plus. » Malgré Oslo et la mise en place de l’Autorité palestinienne ? « Dans une certaine mesure, c’est même pire, car les forces de police palestiniennes assurent une partie de la répression. Sans me faire trop d’illusions, j’ai cru pourtant qu’Oslo permettrait un certain allègement du quotidien des Palestiniens et la fin de la répression des militants nationalistes. »
Rétroactivement, l’avocate reconnaît une certaine naïveté : « Persuadée que je n’aurai plus à passer l’essentiel de ma vie dans les tribunaux militaires, je décidais de me recycler en suivant une formation en droit familial. Grave erreur : Oslo a pérennisé le bouclage et l’enfermement des Palestiniens dans des enclaves isolées les unes des autres et gérées par une bureaucratie palestinienne, civile et militaire. Ce plan machiavélique a réussi bien au delà des attentes de Rabin et compagnie. »
Rien ne prédestinait Lea Tsemel à devenir l’« avocate des terroristes », comme la surnomment les médias locaux. Dans un portrait récemment fait d’elle dans un hebdomadaire de Jérusalem, elle raconte : « Je suis née dans ce qu’on appelle une “bonne famille” de Haïfa. Mes parents, émigrés dans les années 1930 de Pologne et de Biélorussie, étaient des sionistes convaincus. Mon père travaillait comme architecte à la municipalité et proche collaborateur d’Aba Huchi, le maire légendaire qu’on avait dénommé le “Staline de Haïfa la rouge” ».
Pendant son service militaire, elle commence des études de droit: « J’ai toujours été une bagarreuse, quelqu’un que l’injustice révoltait. Le droit représentait pour moi un moyen de défendre les opprimés… mais ça n’avait alors rien à voir avec les Arabes. » Jusqu’au jour où elle rencontre en 1968, sur le campus de l’Université hébraïque de Jérusalem, des militants du Matzpen (en hébreu « la boussole »), un groupuscule de gauche et radicalement antisioniste. Ceux-ci distribuaient un tract dénonçant la détention de l’étudiant palestinien Khalil Toame sur la base des Lois d’exception britanniques de 1945, à l’époque encore en vigueur. « Bien qu’étudiante en droit, je n’avais jamais réalisé que ces lois – conçues par la puissance mandataire pour réprimer les mouvements sionistes militants et retournées par le gouvernement israélien contre ceux qu’on appelait encore les “Arabes israéliens” – constituaient une violation de leurs droits les plus élémentaires. J’avais peine à croire que mon pays, un des plus démocratiques du monde, utilise un tel arsenal. »
Le Matzpen, se souvient avec ravissement l’avocate, « m’a ouvert les yeux : il m’a appris ce qu’était le colonialisme sioniste. Ce qui me séduisait, c’était moins la dimension idéologique très forte du groupe que son sens éthique aigu et le dévouement de ses militants. J’ai pourtant longtemps hésité à franchir le pas : on ne se débarrasse pas si facilement du cadre idéologique dans lequel on a grandi. D’autant que cela signifiait rompre avec tout mon environnement. Appartenir au Matzpen équivalait alors à devenir un “traître” et donc à s’exclure de la société ».
Trois décennies durant, Lea Tsemel défendra, longtemps avec sa collègue communiste Felicia Langer, les militants nationalistes palestiniens, même ceux impliqués dans des attentats meurtriers. Dénoncée par les médias, parfois attaquée dans la rue, elle reconnaît avec le recul y avoir pris « un certain plaisir. Je suis une rebelle, avoue-t-elle fièrement, et quelque part j’aime la provocation ». Certes, l’avocate souffrait de voir son fils Nissan, « montré du doigt comme “le fils de la traîtresse”. Pourtant, je n’ai jamais pensé une seule seconde à arrêter. Pouvoir combiner mon travail et les valeurs qui me sont chères représente un immense privilège, dont j’ai toujours été consciente et qui compense largement le prix à payer. »
À la même époque, elle rencontre le féminisme – « un mouvement importé par des militantes venues des États-Unis, comme par exemple Marcia Friedman, de l’Université de Haïfa. Mais il répondait à des préoccupations que beaucoup d’entre nous partageaient plus ou moins consciemment. Il fallait toutefois l’adapter à la réalité israélienne et montrer notamment en quoi le système sioniste était incompatible avec les valeurs féministes ». Et de s’expliquer : « Un mouvement prétendant défendre les droits des femmes, de toutes les femmes, se devait d’être judéo-arabe, avec tout ce que cela implique en termes revendicatifs. Là aussi, j’ai semé la pagaille, avec la minorité radicale. Et nous sommes parvenues à faire avancer les choses. » Quarante ans plus tard, l’avocate se réunit toujours avec son « groupe femmes » tous les dimanche.
Suractive ? Elle ne le nie pas : « Ce que je déteste le plus, c’est l’ennui, mais je n’en ai jamais connu une seule seconde d’ennui de ma vie. » L’avocate hait aussi la solitude. « J’éprouve, poursuit-elle, un fort besoin d’être entourée. Si, à l’origine, mes choix m’ont isolée dans ma propre société, j’ai trouvé dans le monde militant et parmi les Palestiniens une société alternative, où j’ai rencontré le sens de la camaraderie et de la solidarité. » Bilan, quatre décennies plus tard : « Je ne crois pas avoir été plus seule que mes amies demeurées dans le consensus, bien au contraire. Je ne me suis pas pour autant enfermée dans une bulle militante. »
Question politique, mais aussi de caractère. « Je ne suis pas une “pure et dure” : j’aime m’amuser. Il me faut élargir en permanence mon environnement social à des cercles nouveaux. » Parmi ses amies intimes, Hanane Ashrawi, porte-parole de la délégation palestinienne à la conférence de Madrid, puis lors des négociations d’Oslo ( ). Cette amitié, une interview dans l’émission « Sixty Minutes » l’a rendue célèbre : l’ancienne ministre palestinienne de l’Enseignement supérieur racontait comment elle avait, à plusieurs reprises, allaité en même temps sa fille Zeina et Talila, celle de Lea, tandis que cette dernière plaidait au tribunal militaire, de l’autre côté de la rue ( )…
L’avocate plaide chaleureusement pour l’amitié. « C’est elle qui nous donne de la force dans les moments difficiles. Et, sur ce plan, je crois n’avoir jamais déçu ni été déçue. » Après un long silence, elle ajoute : « Le Mur rend de telles amitiés de plus en plus difficiles, ce qui constitue, à mes yeux, une des conséquences les plus douloureuses de la politique de séparation. Tu te souviens des fêtes que nous organisions avec les copains et les copines palestiniennes et durant lesquelles, malgré les tragédies quotidiennes engendrées par l’occupation, on s’éclatait comme des fous ? » Ces soirées, insiste Lea, « nous aidaient à tenir le coup, malgré les défaites successives. Elles nous confirmaient la justesse du choix du vivre ensemble… Aujourd’hui, ce n’est plus possible et, comme disent les jeunes, “ça me manque grave”. »
Quel fut le moment le plus émouvant de sa vie politique ? L’avocate répond : « Le début de l’Intifada, fin 1987. La théorie devenait enfin réalité, la recette apprise depuis des années donnait naissance à un plat succulent. La “révolte des pierres” mettait fin au statu quo de l’Occupation. » Et le plus difficile ? « Je ne sais pas. J’ai développé une sorte d’immunité, qui me permet de contourner les difficultés en me demandant immédiatement : “Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?” »
Voici quelques mois, ses collègues organisèrent une fête pour célébrer ses quatre décennies de combat. Dans son petit discours de remerciement, elle esquissa le bilan de cette « tranche de vie » : « Il y a quarante ans, nous étions, Felicia et moi, absolument seules ; aujourd’hui, des dizaines d’avocats juifs servent la même cause. On me traitait d’“avocate des terroristes” ; on m’appelle maintenant, avec respect, l’“avocate des droits de l’homme”. Hier ostracisée, je suis désormais régulièrement invitée à la radio et à la télévision. Qui ne peut nier que nous ayons fait de grands pas en avant ? » À un collègue lui demandant ce qu’elle pense faire après la retraite, elle rétorque : « Pour moi, il n’y aura pas de retraite ! » Car Lea est une « workalcoolique », avec en guise de carburant la guerre de guérilla contre le système, quand bien même elle est le plus souvent vouée à l’échec…
Si elle a consacré l’essentiel de son travail d’avocate à défendre les militants palestiniens, elle s’enorgueillit aussi de son implication dans la défense des militant(e)s du mouvement social israélien : «J’ai défendu les militants des Panthères Noires dès 1971, et récemment encore ceux du “Mouvement des tentes ( )” arrêtés par la police. À quarante ans de distance, comment ne pas voir là une filiation ? » Et de s’émerveiller de cette « contestation de masse, en dépit du bourrage de crane permanent. Mon seul regret, ajoute-t-elle, est de n’avoir pas le temps d’y prendre ma place, de discuter avec ces nouveaux combattants et contribuer à faire avancer leur mobilisation dans la bonne direction. On attendait depuis si longtemps que ça bouge dans la société israélienne, et voila que des centaines de milliers de gens descendent dans les rues ! » Pas d’illusions cependant : « Il reste beaucoup à faire. On ne peut pas séparer le social du politique. L’idéologie sioniste n’appartient pas au passé : elle influence encore concrètement et en permanence les consciences. »
Optimiste s’agissant de la nouvelle contestation sociale en Israël, Lea ne l’est pas pour la situation en Palestine. Elle a connu, de très près, la génération des militants de la période héroïque et défendu les dirigeants des différentes fractions devant les tribunaux militaires : « Avec l’échange des prisonniers de 1985 ( ), une période s’achève. Tous les cadres quasiment sont libérés, et les détenus qui restent et ceux qui vont continuer à remplir les prisons n’ont pas la trempe des Ali Jedda, Abu Ali Shahin, Omar Qassem ou Fatma Barnawi. Et certainement pas leur formation idéologique. Même ceux que nous considérions comme “de droite” avaient une perspective sociale et une vision que les nouveaux n’ont pas. C’était la période tiers-mondiste, le contexte international et les idées de gauche influençaient les mouvements nationalistes. La révolution mondiale, ils y croyaient, et nous aussi. »
Vinrent les accords d’Oslo, et avec eux le grand déclin du mouvement national palestinien. « Ce qui motive les militants d’aujourd’hui, poursuit Lea Tsemel, c’est soit un nationalisme étroit, soit la religion. J’ai de la peine à m’identifier à eux comme autrefois. À l’époque, je me considérais moins comme leur avocate que comme une camarade de combat qui partageait leur vision et leurs aspirations. » Autre facteur essentiel : la disparition de l’Union soviétique – dont, précise l’avocate, « je n’ai d’ailleurs jamais été une inconditionnelle, loin s’en faut. Mais elle a radicalement modifié notre horizon politique. Aujourd’hui, dans le mouvement palestinien, on ne parle que de “séparation” et de “compromis territorial”, plus de “coexistence” et de “société nouvelle”. Je ne m’y reconnais plus. »
Déçue par le cours du mouvement national palestinien, la militante recycle son optimisme dans les mouvements révolutionnaires arabes : « “La Révolution arabe” – au singulier – constituait notre cadre stratégique dans les années 1960 et 1970. Comme elle se faisait attendre, nous réorientâmes nos espoirs vers la “Révolution palestinienne”. Le spectacle de ces dictatures qui semblaient inamovibles et tombent aujourd’hui, de ces mouvements populaires qui se propulsent au devant de la scène pour revendiquer leurs droits conforte ce sur quoi nous avons misé autrefois : “les masses” comme nous disions et leur capacité à prendre en mains leur avenir. »
Prudente, l’avocate nuance : « Nul ne sait jusqu’où ce mouvement pourra aller, mais il nous procure d’ores et déjà beaucoup de bonheur : l’être humain possède, au plus profond de lui, un sens naturel de la dignité et du respect de soi, donc une capacité de révolte pour se défendre. Tunisiens et Égyptiens, sans oublier ces Syriens littéralement héroïques, viennent nous le rappeler. De même les “Indignés”, ceux de chez nous comme tous ceux d’ailleurs. » Revigorée par cette année 2011, Lea Tsemel conclut : « J’en reste plus que jamais persuadée, le pari que nous avons fait dans notre jeunesse était plus réaliste que la soi-disant “fin de l’histoire”. Et tellement moins triste que les appels, de gauche comme de droite, à la résignation. L’homme résigné est un mort-vivant. Nous, nous parions, aujourd’hui comme hier, sur la vie. »