Dans les toutes dernières pages de son très beau livre qui est à la fois un ouvrage d’histoire, un objet littéraire et un tombeau pour ses grands-parents juifs, polonais, communistes et antisionistes qui furent gazés à Auschwitz probablement en 1943, Ivan Jablonka écrit que la plaque commémorative scellée à l’entrée de l’école primaire de (sa) fille ne devrait pas cautionner cette interprétation : “Assassinés parce que nés juifs”. Par cette phrase, développée dans son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Ivan Jablonka conteste la séparation, même “positive”, des Juifs du reste de l’humanité générique. Si les criminels nazis ont en effet gazé des gens parce que ceux-ci étaient Juifs, retrancher ces morts de l’humanité entière revient à reconnaître quelque validité à la Weltanschauung nazie obsédée par les supposées “races” dont serait composé le genre humain. Ivan Jablonka rappelle d’ailleurs, hommage supplémentaire et déchirant à ses grands-parents Matès et Idesa dont la vie courte n’est pas sans évoquer le vers d’Aragon La mort n’éblouit pas les yeux des partisans, que “quand (il) dit “Juifs”, (il) referme sur (ses) grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l’universel”.

Ce que nous dit donc ici l’historien, c’est que ses grands-parents sont des victimes non séparables du reste de l’humanité ni des morts au cours de crimes de masses ou de génocides. Ils pourraient être “vous” ou “moi” ou bien encore être des Tutsis au Rwanda. L’humanité, dans sa diversité, ses langues, ses couleurs et ses croyances diverses, reste une et indivisible et si l’on pense, quand un Juif ou un Arabe est insulté ou maltraité, que celui-ci est avant tout “juif” ou “arabe”, alors la vision raciste du monde a gagné. Il ne s’agit pas, une fois encore, d’appeler à l’uniformité des gens et du monde. Il ne s’agit pas de défendre la sinistre intégration républicaine. Il s’agit juste de dire que nous sommes tous égaux et que nos différences n’entament en rien le caractèreun et indivisible, comme disaient les révolutionnaires français, de l’humanité. “Et d’abord, un Noir, de quelle couleur c’est ?”, demandait Jean Genet.

Si cette question mérite d’être évoquée, c’est parce qu’elle s’invite à nouveau dans le débat médiatico-parlementaire français comme on a pu l’entendre ces jours-ci avec les interviews de deux desperados de l’Occident belliqueux, à savoir Philippe Val et Alain Finkielkraut, mais aussi dans les fractures superficielles au Front national entre le père fondateur et sa fille présidente du parti.

Ce matin, invité par Marc Voinchet sur France culture, Alain Finkielkraut a salué Louis Aliot parce que celui-ci a qualifiéRivarol, journal dans lequel Jean-Marie Le Pen a donné l’interview qui a fait polémique, de “torchon antisémite”. Il y a quelques jours, Philippe Val a expliqué sur Europe 1 à Anne Sinclair qu’en gros, ce n’était pas “les Juifs” qui avaient de l’argent mais “les Arabes”. Certes, l’ancien directeur de Charlie Hebdo a surtout parlé de l’Arabie saoudite mais il a semé le doute sur l’ensemble des “Arabes”, laissant entendre que l’antisémitisme ferait juste une erreur de cible que l’islamophobie, elle, rectifierait (puisqu’il semble par ailleurs que Philippe Val mêle allègrement et sans la moindre nuance “Arabes” et “musulmans”!). On passe donc, là, d’un essentialisme à un autre.

D’un coup, donc, “les Juifs” ne sont plus des parias (ce que Hannah Arendt avait prévu à la suite de la création de l’Etat d’Israël). Marine Le Pen elle-même, récemment jugée par le président du CRIF Cukierman “personnellement irréprochable”, ne leur en veut pas – ou plus. Les réchappés archaïques de la modernité capitaliste qui vivaient dans le Shtetl ayant été liquidés entre 1941 et 1945 et l’Etat d’Israël, tête de pont de l’Occident blanc impérialiste en Orient, ayant définitivement blanchi “les Juifs” en les assignant à une nation “moderne” (ce qui réjouissait Lucien Rebatet, ex-collaborateur notoire, qui voyait là la fin d’un peuple-monde et du juif errant qu’il haïssait), l’extrême droite peut passer à autre chose et à une autre cible mais surtout, horreur suprême !, elle peut désormais enrôler, avec le concours du CRIF, de la LDJ et d’Alain Finkielkraut, “les Juifs” dans son énième version du combat de l’Occident contre les “barbares”.

Si certains se réjouissent du fait que le FN délaisse Vichy et juge épouvantable l’extermination des Juifs, ils sont stupides, douteux ou les deux. D’une part, comme le montre la proximité entre Frédéric Châtillon – intime de Marine Le Pen – et Alain Soral – antisémite vintage, lui -, cette position politique est superficielle et d’autre part, elle ne s’inscrit que dans un dispositif tactique qui ne transige pas sur l’essentiel : la division de l’humanité entre “races” supposées mais dans laquelle, désormais, “les Juifs” seraient du bon côté, celui de l’Occident en lutte contre le “péril islamiste”, péril que dénoncent Val, Onfray, Finkielkraut, Bruckner, Taguieff, Brenner-Bensoussan, Valls et j’en passe… Dénonciation qui sied parfaitement à un Front national qui sait, lui aussi, sélectionner ses ennemis selon ses priorités. Le judaïsme européen ayant été détruit, les Juifs n’obsèdent plus les allumés biologiques de l’extrême droite.

Nous sommes donc dans une situation politique nouvelle que la blague israélienne, citée par Eric Hazan, selon laquelle “un philosémite, c’est un antisémite qui aime les Juifs” illustre parfaitement. S’agissant de la France et de son consensus médiatico-parlementaire prosioniste (rappelons que le gouvernement Valls a interdit des manifestations propalestiniennes durant l’été 2014 et qu’il a accusé les manifestants d’antisémitisme), on peut ainsi parler de pétainisme honteux puisque le courant qu’Ivan Segré nomme “la réaction philosémite” s’explique par la mémoire – troublée – d’un crime auquel la France a largement participé sans toutefois en tirer un bilan politique émancipateur. Les ennemis d’hier de l’extrême droite mais aussi d’une République qui craignait en 1938 un “afflux d’Israélites étrangers” (Jablonka, encore, citant Camille Chautemps) sont devenus des amis parfaitement intégrés à l’Occident blanc capitaliste ainsi, du reste, que l’imaginait Theodor Herzl. Mais la mémoire universelle et révolutionnaire du Shtetl, du Bund, de Marek Edelman, de Henri Krasucki ou des grands-parents d’Ivan Jablonka, qui sont autant de gens qui cadrent mal avec la téléologie sioniste, a été passée par pertes et profits.

Le pétainisme, honteux, s’est retourné après la divine surprise qu’a constitué pour lui la création d’un état national pour “les Juifs”. Il a donc changé de cible. Ce ne sont plus “les Juifs” qui menaceraient l’identité nationale voire biologique de la France et de l’Occident mais leurs cousins en archaïsme obscur, à savoir “les musulman.e.s” ou “les Arabes” et, de façon générale, celles et ceux qui ont refusé l’impérialisme occidental qui se prétendait universel.

Voilà donc où nous en sommes 70 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et le génocide des Juifs. A l’antisémitisme, désormais honteux, a succédé une nouvelle haine pleine d’avenir envers des gens humbles à la foi jugée archaïque pour nos “Lumières” pétries de Voltaire mais détestant, comme ce pauvre Philippe Val, Jean-Jacques Rousseau et Maximilien Robespierre. Son nom : l’islamophobie.

De notre côté, c’est aussi en mémoire des bundistes ou des juifs communistes d’Europe de l’Est que l’on refusera aujourd’hui comme hier les divisions et les hiérarchies culturelles et/ou “raciales” qu’un certain nombres de publicistes réactionnaires en vue et venus de la gauche républicaine voudraient à nouveau nous faire accepter au nom d’une défense de la démocratie contre les supposés “nouveaux barbares”. On le refusera d’autant plus que le “philosémitisme” affiché de nos réactionnaires consensuels est une insulte à une mémoire juive européenne dont la disparition effroyable reste à jamais un désastre dont nous sommes inconsolables.

 

N.B. J’emprunte la notion de “pétainisme transcendantal” à Alain Badiou.

http://blogs.mediapart.fr/blog/yvan-najiels/130415/les-metamorphoses-du-petainisme-transcendantal-francais