La colonisation conçue comme un « partage de culture », la nostalgie du « récit national », le projet d’une demande de pardon aux rois de France pour avoir violé leur sépulture – la vision que certains à droite se font de l’histoire inquiète un groupe d’enseignants de cette discipline.

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LE MONDE | 02.12.2016

En janvier dernier, Manuel Valls, emboîtant le pas à l’éditorialiste Philippe Val qui s’en était déjà pris en 2015 au « sociologisme », affirmait toute honte bue qu’« expliquer le djihadisme, c’est déjà un peu vouloir excuser ». Depuis, un détestable climat de suspicion à l’égard des sciences sociales doublé d’un procès en complicité se sont installés. La brèche ouverte, nombreux s’y engouffrent. Ces derniers temps, c’est ainsi l’histoire qui fait l’objet de cet assaut contre l’intelligence. Dans la lignée des Michel Onfray, Dimitri Casali ou Lorànt Deutsch, dont le fonds de commerce consiste à démolir la recherche universitaire, soutenu par les catholiques de la Manif pour Tous opposés à la toute fantasmée « théorie du genre », François Fillon dénonce à son tour l’école comme une « instruction honteuse » dont le tort serait, à l’en croire, d’enseigner aux enfants que le passé serait « source d’interrogations ».

Le candidat dit aussi vouloir en finir avec « les complexes et les théories fumeuses qui ont déconstruit, chez tant de jeunes, le goût d’être ensemble, fiers d’être Français », visant en particulier l’enseignement critique du fait colonial, régulièrement assimilé à une « repentance » préjudiciable à la fierté nationale. Lui comme d’autres en appelle au « retour » d’un « récit national », confié à des Académiciens, les universitaires et enseignants n’étant à l’entendre que des « idéologues ». Désormais il semble ne plus y avoir de limites si bien que les manipulations les plus délirantes de l’histoire s’accumulent dans un silence assourdissant.

Quand les Gaulois redeviennent nos ancêtres

Les Gaulois sont redevenus nos ancêtres, la colonisation est un « partage de culture » et, il y a quelques jours, Jacques Bompard, homme politique d’extrême-droite et soutien de Fillon, a déposé un projet de loi proposant que la République française demande pardon aux rois de France pour le saccage de leurs sépultures en 1793. Le pas de l’absurde est franchi. Tout est possible désormais, y compris les plus larges libertés vis-à-vis de la vérité apparemment. Il faut dire que, de l’autre côté de l’Atlantique, les créationnistes, les racistes et les climatosceptiques viennent de propulser à la Présidence de la première puissance mondiale, un homme qui affirme sans sourciller que le réchauffement climatique est un concept inventé par les Chinois pour nuire à l’Amérique.

Commençons donc par rappeler que non, on ne peut pas si facilement clamer que les Gaulois sont nos ancêtres ; par souligner également que l’histoire de France n’a jamais disparu des programmes scolaires et que son enseignement ne vise ni à condamner ni à culpabiliser, mais à faire comprendre de manière critique l’histoire du pays et du monde dans lesquels vivent les élèves. Ajoutons que Non les chercheurs n’entretiennent aucune culture de l’excuse vis-à-vis des auteurs des attentats, et que comprendre permet de lutter… Car Oui la recherche et l’école doivent former l’esprit critique, et cela passe par l’interrogation sur le passé, comme sur le présent.

Nous en sommes réduits à marteler des évidences. Ce qui se passe est grave. Ces idées, dont nous n’évoquons que quelques exemples, participent d’un tournant global qui menace, aux États-Unis comme en Europe, le fondement intellectuel et moral de nos sociétés démocratiques. Il y a plus de deux siècles, ceux que l’on appelait les « Philosophes », les « Lumières » avaient fait de la promotion de la science et de l’usage de la raison les conditions indispensables de la lutte contre les diverses superstitions fournissant au despotisme son terreau le plus fertile. Ils avaient aussi fait du respect de la vérité le préalable nécessaire à la fixation des valeurs communes et à la prise de décision collective, afin de bâtir ce qu’ils appelaient l’« esprit public ». C’est cela qui est régulièrement molesté aujourd’hui. Dès lors que la science, la raison, la vérité sont attaquées, alors tout peut se dire n’est-ce pas ; dans ce régime de « post-vérité » (Frédéric Lordon), les rumeurs, le complotisme et l’irrationnel prospèrent sur les peurs collectives et nourrissent les haines, les mensonges et les manipulations devenus la norme en politique et presque la condition même de la victoire.

Que devient un pays dans lequel toute parole, proférée en dépit du patient travail d’élaboration des connaissances, est érigée en vérité première ? Que devient un pays qui pose comme préalable la défiance envers son Université et son École ? Que devient un pays qui accuse ses savants, ses intellectuels et ses professeurs d’être responsables du déclin national ? Que devient enfin une démocratie dans laquelle la notion même de vérité n’a plus cours ? Pour toutes ces raisons nous sommes très inquiets et appelons à un sursaut ferme et déterminé de la part de toutes celles et ceux qui restent convaincus que seule l’intelligence collective permet d’armer contre les manipulations autoritaires et le sabotage déjà entamé de la démocratie.

Laurence De Cock, Mathilde LarrèreGuillaume Mazeau, historiens et enseignants

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