Camp des Milles et enjeux de mémoire

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« Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome » Albert Einstein *

Les remarques ci-dessous font suite à la lecture d’une petite brochure de 48 pages éditée par le camp des Milles, « musée d’histoire des sciences de l’homme » (Aix-en-Provence) : « Petit manuel de survie démocratique pour résister l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme », et qui consiste en des extraits du livre « pour résister… à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme ».

Le livre de référence publié en 2015 au Cherche Midi sous la direction d’Alain Chouraqui, président de la fondation du Camp des Milles – Mémoire et Education, bénéficie d’un « prologue » de Simone Veil et d’une préface de Jean-Paul de Gaudemar. La brochure, elle, est directement préfacée par Chouraqui et conclue par lui.

La démarche qui se veut pédagogique n’est pas sans intérêt. Après un premier chapitre « comment des société sombrent dans la barbarie », le second en appelle à la responsabilité du lecteur : « chacun peut réagir, chacun peut résister, chacun à sa manière ». D’où la conclusion : « que ferais-je demain si… ? ».

L’idée générale est que sur le terreau de préjugés et de tensions sociales, le diable naît dans le quotidien, puis on passe de la démocratie au régime autoritaire, avant l’extension des persécutions et des menaces contre tous.

Partant logiquement de la Shoah, la brochure est illustrée en couverture par la photo des employés de l’arsenal Blohm und Voss à Hambourg réunis le 13 juin 1936 pour le lancement du navire-école « Horst Wessel » qui font le salut hitlérien, tous sauf August Landmesser, un ouvrier du chantier qui croise ostensiblement les bras. Image forte d’un désobéissant allemand, nous ne sommes pas dans le resistancialisme chauvin. De même, est souvent cité, Sebastian Haffner, jeune magistrat allemand qui quitte son pays en 1938 et écrit un témoignage lucide sur les étapes du nazisme de 1932 à 1938 dans un livre, « Histoire d’un allemand, Souvenirs 1914-1933 ».

Mais la brochure s’ouvre aux autres génocides et aux autres massacres de masse, notamment celui des Tutsi du Rwanda, en insistant sur le refus de la « concurrence des mémoires », mais au contraire en souhaitant la « convergence des mémoires ».

Alors, un sans-faute ?

Le diable naît dans le quotidien, dit Chouraqui. Mais il sait bien que le diable se niche dans les détails – et ce sont parfois de gros détails.

D’abord, cela va de soi, cette dissociation permanente de l’antisémitisme des racismes, sans jamais expliquer cette mise à part. Je ne développe pas.
Ensuite, juste après un appel introductif où Chouraqui dit à juste titre « Comment ne pas s’indigner que, cent ans après le génocide des Arméniens, soixante-dixans après la libération des camps de la mort et vingt ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, se mettent de nouven en place dans notre Europe tant de crispations individuelles et collectives, tant de haines racistes semblables et donc inquiétantes ? », on a le droit à une première fiche sur l’évolution des actions et menaces à caractère raciste, antisémite et anti-musulman de 1992 à 2014, chiffres du ministère de l’Intérieur dont on a déjà expliqué à quel point ils étaient biaisés, notant ainsi la baisse des faits anti-musulmans (le terme d’islamophobie étant bien sûr évité) entre 2013 et 2014…
Par ailleurs, le texte ne mord pas la main des sponsors : le défenseur des droits et l’Unesco, mais aussi la sinistre DILCRA. Jamais l’Etat n’est mis en cause, ni aucun de ses services. Par exemple, dans un paragraphe titré « pour résister, la démocratie doit se défendre », est cité le colonel Luc Marchal, ex-commandant de la Minuar (casques bleus de l’ONU) à Kigali : « Entre la mi-janvier et la mi-mars 1994, la Minuar, pour la population rwandaise, pour les extrémistes, n’a rien fait. C’était aussi un encouragement à développer la structure qui, au début janvier, était sans doute encore embryonnaire et qu’on aurait pu neutraliser, juguler, si on était intervenu à ce moment-là ». Et la brochure dit que le colonel « stigmatise la passivité de la communauté internationale dans le génocide des Tutsis du Rwanda. La « communauté internationale », c’est bien pratique pour ne pas mettre en lumière la responsabilité directe de dirigeants parfaitement identifiés des pays dominants, au premier rang desquels la France en l’occurrence.
De même, la fiche « surmonter les tensions du terreau par le débat démocratique » note bien que « aujourd’hui entre démocratie et autoritarisme, l’émergence de « régimes hybrides » à tendance autoritaire est d’autant plus dangereuse qu’ils incarnent une menace discrète : celle d’un affaissement progressif de la démocratie au prétexte de circonstances ou de menaces particulières. » Et il est ajouté « Face à ce risque, très actuel selon certains analystes, la vigilance et la « vertu » du citoyen constituent le principale rempart ». Pas question à cet endroit de citer le moindre fait, ni la logique policière, ni les discriminations structurelles, ni les discours ministériels. A aucun moment on ne trouvera l’occasion de citer l’esclavage et la traite négrière, probablement dans la volonté de ne parler que du siècle passé… Et la solution n’est pas dans une réaction collective, mais avant tout dans une réaction individuelle, chacun avec sa conscience morale, même s’il est tout de même souhaité dès les « commencements des engrenages dangereux « une réaction ferme, individuelle, collective et institutionnelle ».

Autre étonnement à la lecture, cette brochure qui affirme un objectif pédagogique se refuse à toute définition de nombre des concepts employés, à part celui de génocide. Je ne vous expliquerai pas « la fonction heuristique voire pardigmatique de la Shoah », et je sais toujours pas ce que l’on doit entendre par « extrémisme ».

Bref, je ne donnerai pas cher de notre survie démocratique avec ce genre d’outil pour résister aux engrenages.

Mais tout le monde ne peut pas avoir le sens pédagogique de notre « parole juive contre le racisme ».

AR

* la citation d’Einstein est en exergue du chapitre 2 ; je l’appliquerais volontiers à l’auteur de la brochure, ne serait-ce que son attachement à faire de l’antisémitisme un racisme à part