Dominique Vidal-Sephila

Je voudrais revenir sur le débat entre Meïr Waintrater et moi à propos de l’« Affaire Prasquier », et pousser un peu plus loin la réflexion.

Sur les faits, il n’existe plus le moindre doute. Le 20 décembre, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) accuse Salah Hamouri, à peine libéré de près de sept ans de prison, d’avoir déclaré que le rabbin «Ovadia Yossef mérite la mort». Non seulement le texte de la première dépêche de Reuters ne rapporte pas ces paroles, mais elle est aussitôt annulée par l’agence, qui en publie une seconde démentant sans ambiguïté les propos prêtés au jeune Franco-Palestinien. Ce que lui-même avait fait immédiatement…

Et pourtant, quinze jours plus tard, Richard Prasquier n’a toujours pas informé les lecteurs du site du CRIF qu’il s’était trompé, encore moins présenté ses excuses à l’intéressé, et même pas pris ses distances avec des sites d’extrême droite qui se réclament du judaïsme et appellent au lynchage de Salah Hamouri. Ce silence est politiquement et moralement insupportable : il faudra bien que le président du CRIF en sorte – ne serait-ce que devant le tribunal, où, a annoncé le Comité de soutien, il sera poursuivi.

Comment, cela dit, expliquer que Meïr Waintrater se refuse à critiquer l’attitude de Richard Prasquier ? Encore une fois, le fait qu’il ait lui-même été victime d’une décision arbitraire du Fonds social juif unifié – la suspension de L’Arche, la «revue du judaïsme français» qu’il dirigeait depuis longtemps – explique sans doute conjoncturellement cette loyauté, à mon avis bien mal placée. Mais allons plus loin, car mon désaccord avec lui me semble de caractère plus fondamental.

Je citais hier l’appel lancé par une centaine d’intellectuels arabes au début des années 2000 contre la multiplication, à l’époque, d’actes de violence antisémite: «Nos partenaires et nos partisans les plus précieux – écrivaient-ils – sont les Israéliens et les juifs qui œuvrent aux côtés des Palestiniens contre l’occupation, la répression, la colonisation, et pour la coexistence de deux États souverains palestinien et israélien. Un bon nombre d’entre eux ont une histoire familiale tragique, marquée par l’Holocauste. À nous de leur rendre hommage et de les rejoindre sur cette ligne de crête qui consiste à savoir quitter la tribu quand il s’agit de défendre des droits et des libertés universels ([i]).»

Près de dix ans après, ce texte me paraît toujours autant visionnaire. C’est, pour ma part, sur cette ligne de crête que j’essaie – car ce n’est pas toujours facile – de réfléchir, d’écrire et d’agir. Et là réside sans doute ma divergence avec Meïr Waintrater et un certain nombre de Juifs de gauche, dont j’apprécie par ailleurs l’engagement : leur réflexion reste plus «tribale» qu’ «universaliste». Selon moi, le conflit israélo-palestinien doit être analysé et résolu sur la base du droit international, en rejetant toute prétention à l’«exception». De même, l’antisémitisme doit bien sûr être combattu, mais au même titre et en même temps que les autres formes de racisme, islamophobie comprise, en refusant toute hiérarchisation.

Répondant, sur mon «mur» Facebook, à Nebbia Zoutat, Meïr Waintrater affirme : «Si les défenseurs des droits des Palestiniens, dont je respecte le combat et avec qui je partage un certain nombre de valeurs, étaient plus sensibles à la défense des droits des Juifs israéliens, le dialogue serait bien plus aisé. » Mais qui, cher confrère, défend les droits des Juifs israéliens? Benyamin Netanyahou, Avigdor Lieberman, Ehoud Barak et leurs partisans, qui entraînent Israël vers le suicide? Ou les militants pacifistes et anticolonialistes israéliens ainsi que ceux qui en sont solidaires, pionniers d’une paix fondée sur la décolonisation, la liberté et l’égalité?

C’est bien pourquoi, en ce qui me concerne, je récuse l’étiquette de «pro-palestinien» : je me considère comme «pro-droit international», car seul ce dernier permettra de répondre aux aspirations de l’ensemble des hommes et des femmes qui vient sur cette terre endeuillée depuis plus d’un siècle. Bref, le problème n’est pas d’«équilibrer» notre approche, mais de la fonder sur des valeurs universelles. Celles-ci doivent nous amener à condamner sans appel l’occupation et la colonisation des Territoires palestiniens avec leur cortège de crimes, mais également la répression brutale du mouvement des peuples arabes en lutte pour la liberté et la dignité. De même, elles rendent insupportables les cris de «mort aux Juifs!» qui viennent d’accueillir Ismail Haniyeh à l’aéroport de Tunis ([ii])…

Ce qui m’amène à une autre remarque, qui concerne, elle, le mouvement de solidarité. À mes yeux, ce dernier ne peut plus pratiquer l’inconditionnalité qui fut, autrefois et trop longtemps, la règle. La défense de l’Union soviétique, bastion du socialisme, impliquait, selon certains, l’acceptation du Goulag ou de l’intervention en Hongrie. L’enthousiasme pour la Révolution culturelle chinois taisait les millions de victimes de celle-ci. L’attachement à la Révolution cubaine bâillonnait toute critique de la répression contre les dissidents ou les homosexuels…

Cette tradition persiste, hélas, sous la forme de réflexes dommageables. Je pense à la difficulté qu’ont éprouvé certains à critiquer les pratiques autoritaires de l’Autorité palestinienne et du Hamas – comme si notre solidarité allait à ces appareils, et non au peuple palestinien et à ses droits. Plus récemment, les illusions sur le caractère anti-impérialiste ([iii]) du régime de Bachar Al-Assad ont gêné le développement de la solidarité avec le peuple syrien massacré et torturé par un pouvoir barbare…

Dans un mouvement de solidarité lucide et critique, parce qu’universaliste, les Français d’origine, de religion ou de culture juive ont évidemment toute leur place. En tout cas ceux qui – comme je l’écrivais dans Le Mal-être juif ([iv] ) – «refusent de laisser les ultras, ulta-nationalistes comme ultra-orthodoxes, confisquer le judaïsme. Entre Spinoza et ses juges, ils n’hésitent pas. Ils éprouvent plus de nostalgie pour Martin Buber que pour Vladimir Jabotinsky, pour le Bund que pour le Betar,
pour la MOI que pour l’UGIF ([v] )…» Il es temps, plus que temps, de dire – et de prouver – que le CRIF ne parle pas «en notre nom».

([i]) Cf. Le Monde, 10 avril 2002.

([ii]) Cf. http://www.youtube.com/watch?v=x321iDqPySM&feature=youtu.be

([iii]) Et pourtant la Syrie baasiste n’a plus tiré un seul coup de fusil contre Israël depuis 1973. En revanche, son intervention au Liban, en 1976, a commencé par le massacre du camp palestinien de Tal Al-Zaatar…

([iv]) Le Mal-être juif. Entre repli, assimilation & manipulations, Agone, Marseille, 2002.

([v]) Philosophe et théologien (1878-1965), Martin Buber prônait État binational – judéo-arabe – en Palestine. Fondateur du sionisme révisionniste (1880-1940), Vladimir Zeev Jabotinsky prônait la constitution d’une «muraille d’acier» afin d’imposer aux Arabes la création d’un État juif sur les deux rives du Jourdain. Le Bund était l’Organisation social-démocrate des ouvriers juifs. Fondé par Jabotinsky, le Betar bénéficiait de l’aide de l’Italie fasciste. C’est dans les groupes de la Main d’œuvre immigrée (MOI), constituée par le Parti communiste français en 1923, qu’on été recrutés les premiers groupes de résistance armée, majoritairement composés de Juifs, d’Arméniens et d’Espagnols. Créée en 1941 par Vichy, l’Union générale des israélites de France (UGIF) a été critiquée pour sa collaboration avec l’Occupant.