Commun

Un chemin «commun» pour la révolution au XXIe siècle

Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval dessinent les contours de la « révolution au XXIe siècle ». Celle-ci serait fondée sur le principe politique du commun, qui «désigne non la résurgence d’une idée communiste éternelle, mais l’émergence d’une façon nouvelle de contester le capitalisme».

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Pierre Dardot et Christian Laval : le commun contre le néolibéralisme, Jean Quétier

Pierre Dardot et Christian Laval, respectivement philosophe et sociologue, viennent de publier un nouvel ouvrage intitulé Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle. Depuis quelques années, leurs travaux, qui portent principalement sur Marx et sur la critique du néolibéralisme, connaissent un important succès dans le champ de la gauche intellectuelle. Que pouvons-nous en retenir et que faut-il en penser ?

Une critique du néolibéralisme d’inspiration foucaldienne
Animateurs depuis 2004 d’un groupe d’études et de recherches intitulé « Question Marx », c’est surtout la parution de La nouvelle raison du monde qui va contribuer à faire connaître Pierre Dardot et Christian Laval. Les deux auteurs y défendent une thèse forte à propos de ce qu’ils nomment la « société néolibérale » dans laquelle nous vivons. Loin d’être une simple idéologie, le néolibéralisme représente pour eux une véritable forme de rationalité disséminée un peu partout, jusque dans la sphère individuelle la plus intime. À cet égard, ils reconnaissent d’emblée une dette importante à l’égard de Michel Foucault et de sa théorie de la biopolitique, forme de domination diffuse qui devient difficilement assignable dans la mesure où elle implique une intériorisation qui tend à brouiller le partage entre dominants et dominés et à placer la domination au cœur même des individus. Tel serait, selon Dardot et Laval, le mode de domination spécifique du néolibéralisme. Un néolibéralisme dont le préfixe « néo- » est en réalité trompeur car il peut faire croire qu’on en reviendrait à une forme pour ainsi dire épurée de libéralisme classique, celle d’un Adam Smith par exemple, après la parenthèse keynésienne de l’après-guerre. Or, les deux auteurs considèrent au contraire que le néolibéralisme change de terrain et ne se place plus dans la problématique qui était centrale pour le libéralisme classique, celle des limites du gouvernement. En effet, Dardot et Laval affirment, et c’est là à notre sens une thèse convaincante, que la caractéristique principale du néolibéralisme n’est justement plus le laisser-faire mais la construction active du marché. Ainsi, le paradigme que le néolibéralisme mettra en avant ne sera plus l’échange, comme c’était le cas pour le libéralisme classique, mais bien la concurrence. Abordant aussi bien la théorie économique de l’ordo-libéralisme allemand, laquelle sera une des références principales du gouvernement de la RFA dans l’après-guerre et consacrera le concept d’économie sociale de marché avant que celui-ci ne fasse l’objet d’une réappropriation paradoxale de la part du social libéralisme, que les positions défendues par Friedrich Hayek, les deux auteurs cherchent à montrer que le modèle du marché mettant en œuvre une concurrence pure et parfaite, loin d’être un donné qui préexisterait à toutes les interventions étatiques, est bien plutôt un objet qu’il s’agit de construire. Ils rappellent ainsi à toutes fins utiles que Friedrich Hayek, souvent présenté comme un farouche adversaire de l’État, n’avait pas hésité à soutenir la « dictature libérale » d’Augusto Pinochet au Chili. Dardot et Laval considèrent ainsi que le néolibéralisme tend moins à faire disparaître l’État qu’à le transformer en entreprise. Le néolibéralisme est en effet présenté comme un vaste mouvement de contamination qui n’épargne aucune sphère de la société, reprenant ainsi, avec des nuances, la thèse développée par Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire. Dès lors, comment lutter contre cette nouvelle forme de rationalité qui conduit à une véritable « fabrication du sujet néolibéral » ?

La tension immanente à l’œuvre de Marx
La réponse à cette question a conduit les deux auteurs à faire un long détour par l’œuvre de Marx en proposant un ouvrage qu’on peut à bon droit nommer une somme : Marx, prénom : Karl. Dans ce livre, c’est le rapport de Marx à Hegel qui va jouer un rôle central, au point de le voir presque à chaque ligne. Dardot et Laval mettent en avant la problématique, à leurs yeux décisive, de la présupposition. En effet, le rêve de Hegel et de tout l’idéalisme allemand était de fonder une philosophie « dépourvue de présupposition », une philosophie qui ne partirait de rien d’autre qu’elle-même. Dardot et Laval entendent donner toute son importance au mouvement de la réflexion spéculative tel qu’il est développé dans la Doctrine de l’essence de la Science de la logique. Comme c’est souvent le cas chez Hegel, ce qui fait la spécificité du mouvement de la réflexion spéculative, c’est qu’on ne sort de soi que pour mieux y revenir, c’est que l’Esprit n’a pas d’extériorité. Le concept de présupposition sera repris par Marx dans L’idéologie allemande, lorsque ce dernier affirmera que les « présuppositions effectives » sont justement ce dont le théoricien matérialiste doit nécessairement partir s’il ne veut pas poursuivre des chimères. D’une part, l’usage de cette conceptualité héritée de Hegel permet de comprendre comment le capital devient sa propre présupposition, c’est-à-dire comment il se reproduit lui-même, mais d’autre part elle pose une difficulté majeure qui, pour Dardot et Laval, constitue une tension à l’intérieur de l’œuvre de Marx : comment en sortir ? Si le capital est sa propre présupposition, comment comprendre un projet post-capitaliste qui ne soit pas utopique ? La logique du capital et la logique de l’affrontement de classe semblent difficilement conciliables. À cet égard, pour Dardot et Laval, le communisme demeure chez Marx à l’état de projection idéaliste, même s’il y a des éléments bien réels qui permettent selon eux d’atténuer la tension. Le premier élément est constitué par l’exemple de la Commune de Paris, présentée comme la « négation de la négation à la française ». Le second élément est la situation de la Russie à la fin du XIXe siècle, avec la perspective d’un passage non-linéaire du capitalisme au communisme permis par la spécificité de l’organisation de la commune slave.

Le commun contre l’État
Le dernier ouvrage de Dardot et Laval a, quant à lui, pour ambition de proposer une alternative politique au néolibéralisme. Pour eux, cette alternative porte un nom : commun. Prenant acte de ce qu’ils considèrent comme l’échec du communisme, engendré dans les pays du « socialisme réel » par un étatisme exacerbé, les deux auteurs passent en revue les nouveaux mouvements alternatifs, qu’ils soient écologistes ou altermondialistes, fondés sur la notion de biens communs. Ces mouvements s’opposent à ce qu’ils nomment la « nouvelle enclosure du monde », c’est-à-dire l’appropriation privée tous azimuts de biens qui passaient pour inappropriables, comme l’air ou l’eau. Ils prêtent également une attention appuyée à la manière dont les droits coutumiers des pauvres sont remis en question par l’institution juridique. Ils en arrivent à l’idée que le commun ne doit pas être compris comme un bien qui appartiendrait à tous, mais comme un principe d’organisation qui découle d’une activité commune, celle des membres de la société. L’ouvrage se termine sur un certain nombre de « propositions politiques » qui ont l’inconvénient d’être à la fois très abstraites et très ambitieuses. La proposition 8 s’intitule par exemple : « Il faut instituer les communs mondiaux »… Par ailleurs, la virulence dont Dardot et Laval font preuve à l’encontre de toute possibilité d’un « commun étatique » nous semble un peu mal venue et difficilement justifiable. Il est d’ailleurs symptomatique que, parmi les très nombreuses expérimentations du commun abordées dans le livre, celle de la Sécurité sociale dans la France de l’après-guerre soit expédiée en quelques lignes.

Ouvrages de Pierre Dardot
et Christian Laval :

• Pierre Dardot, Christian Laval, El Mouhoub Mouhoud, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, La Découverte, Paris, 2007.
• Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009.
• Pierre Dardot, Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012.
• Pierre Dardot, Christian Laval, Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014.
Pour aller plus loin :

• Karl Marx, Friedrich Engels, Joseph Weydemeyer, L’idéologie allemande, Première et deuxième parties, Les éditions sociales, Paris, 2014 (à paraître en septembre).
• Michel Foucault, Naissance de la biopolitique – Cours au Collège de France, 1978-1979, Seuil, Paris, 2004.
• Antonio Negri, Michael Hardt, Empire, 10/18, Paris, 2004.

La Revue du projet, n° 37, Mai 2014

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