Les députés en ordre dispersé

Deux propositions de loi sur les langues régionales ont été déposées sur le bureau de l’Assemblée : la première a pour chef de file le PS Armand Jung (Bas-Rhin), l’autre l’UMP Marc Le Fur (Côtes d’Armor). Cette action en ordre dispersée risque-t-elle de les faire enterrer l’une et l’autre ?

Le 7 décembre, le bureau de l’assemblée a enregistré la proposition d’Armand Jung : cosignée par 55 députés de tous bords, elle se présente comme le fruit des travaux du groupe d’études sur les langues régionales, que préside en effet le député alsacien.
Jeudi 16, le député breton UMP Marc Le Fur annonçait avoir déposé aussi une proposition de loi sur les langues régionales. Elle n’était pas encore enregistrée hier, mais porte les signatures de 59 députés de droite et du centre – et notamment de tous les députés alsaciens sauf Armand Jung.
De part et d’autre, on accuse l’autre d’être le dissident d’un travail commencé en commun (voir ci-dessous). « Des députés socialistes ont préféré s’isoler en déposant leur propre texte », explique M. Le Fur, qui attaque nommément Marc Ayrault, le maire de Nantes. « Marc Le Fur sème sciemment la confusion (…) et, par vanité, provoque la division », rétorque Armand Jung.

Faire passer l’affirmation de la Constitution dans les faits

Cette division risque bien de compromettre l’objectif commun : donner aux langues régionales un vrai statut. Le problème reste entier depuis que la France a renoncé à ratifier la Charte des langues régionales ou minoritaires proposée par le Conseil de l’Europe. Elle l’avait signée en 1999, mais, compte tenu des réserves du Conseil constitutionnel, le président Jacques Chirac avait renoncé à la faire ratifier.
Depuis, la Constitution a été retouchée. En 2008, elle a intégré l’affirmation que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » (article 75-1). Les deux propositions de loi Jung et Le Fur, qui se ressemblent beaucoup, voudraient que cette affirmation passe dans les faits. Bref, qu’elle créée des droits pour les citoyens et donne un statut aux langues régionales.
Cela passerait par la création d’organismes spécifiques : un Haut Comité national pour M. Le Fur, des organismes régionaux dans les deux textes. Suivent des idées pour l’enseignement bilingue – y compris immersif -, qui ne serait plus une possibilité ouverte à l’Éducation nationale, mais une obligation dès lors qu’il y a une demande parentale.
Les deux propositions prévoient aussi une promotion des langues régionales dans les médias, une signalétique bilingue dans les aires à langue régionale, une pénalisation de la discrimination ou du dénigrement d’une langue régionale ou de ses locuteurs. Elles suggèrent que la loi de 1994 sur le français (loi Toubon) ne puisse s’opposer à cette politique. Elles proposent que certains actes de la vie économique et sociale puissent être accomplis en langue régionale, par exemple dans la correspondance postale et bancaire.
La version Jung est plus audacieuse en matière de vie publique : elle propose par exemple que la maîtrise de ces langues soit prise en compte dans la formation, le recrutement et la carrière des fonctionnaires, et que les textes administratifs puissent avoir leur version bilingue. Ce point, dans le débat français sur les langues régionales, a toujours été extrêmement délicat.

Jacques Fortier

le 18/12/2010 04:16

Jean-Marie Woehrling : « Il faut un statut »

Président de l’Institut du droit local d’Alsace-Moselle, le juriste Jean-Marie Woehrling a travaillé sur cet éventuel statut des langues régionales. Il estime que la Constitution, en 2008, a confié un « mandat implicite » au législateur.

-Quel rôle avez-vous joué dans l’élaboration de ces propositions de loi ?
-L’Institut du droit local, et moi-même à titre personnel, avec des associations régionales comme Culture et Bilinguisme, travaillons depuis longtemps sur ce chantier. Nous avons mis un texte au point, dans une forme juridique appropriée, et l’avons envoyé aux parlementaires. Du côté de Marc Le Fur (UMP, Côte d’Armor), comme du côté d’Armand Jung (PS, Bas-Rhin), qui préside l’intergroupe consacré aux langues régionales, l’intérêt a été net. Notre idée, c’était de fournir la matière aux élus.
-Il y a finalement deux propositions concurrentes. Vous le regrettez ?
-Il y a eu des difficultés sur l’« enrobage politique » de ce texte. Les différents protagonistes ont fait valoir leurs mérites respectifs… Des considérations tactiques, tout à fait légitimes d’ailleurs, ont joué pour savoir quelle serait la présentation la plus à même d’aboutir. Finalement, il semble bien que l’accord n’ait pas été unanime. Ce qui compte pour moi, c’est que la proposition de loi soit discutée.
-Pourquoi donc faut-il un statut aux langues régionales ?
-Contrairement à ce qui est souvent dit, les langues régionales n’ont pas de statut. Il n’existe que des dispositions négatives, qui disent les droits qu’elles n’ont pas ! Si des parents demandent l’ouverture d’une classe bilingue, l’Administration est libre d’en décider comme elle l’entend. Si une commune pose des panneaux bilingues à l’entrée de l’agglomération, elle est en faute, ce que vient de dire le tribunal administratif de Montpellier. Et je ne parle pas des médias, de l’administration, etc.
-L’affirmation de la Constitution depuis 2008 ne suffit-elle pas ?
-La Constitution, depuis 2008, affirme que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. La cour administrative d’appel de Nancy, saisie d’une « question prioritaire de constitutionnalité », a estimé récemment que cet article de la Constitution ne créait pas de droits ou de libertés. C’est une interprétation assez restrictive. Une interprétation plus ouverte n’est pas impossible : on peut penser que le législateur a un « mandat implicite » de s’occuper des langues régionales et ne peut désormais s’abstenir d’agir.

Propos recueillis par Jacques Fortier

Une question venue de Sarreguemines

Le Conseil d’État va se pencher sur l’article 75-1 de la Constitution dans une affaire mosellane. Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) lui a été transmise par le tribunal administratif de Strasbourg. Elle concerne l’enseignement bilingue, que deux mères de famille trouvent mal organisé à Sarreguemines. Leur avocat, Me Pierre-Étienne Rosenstiehl, demande qu’on s’interroge sur la constitutionnalité de la loi de 2005 qui encadre cet enseignement. En effet, elle prévoit une convention État-collectivités locales – qui n’a d’ailleurs jamais été signée en Moselle ! Preuve, suggère la QPC, que le législateur n’a pas tiré les conclusions de l’article 75-1 de la Constitution et que celui-ci crée bien un droit qui a été bafoué. Si le Conseil d’État en juge ainsi, il transmettra la QPC au Conseil constitutionnel.