ury avnery wikipedia

La rubrique d’Ury Avnéry
Cher Salman
17.05.14

DES ANNEES AUPARAVANT on m’invita à Paris à une conférence
des Nations Unies sur les réfugiés palestiniens.

Je devais ouvrir le débat en tant qu’Israélien, après que le représentant palestinien, Salman Abu Sitta, réfugié d’une tribu bédouine du Néguev, l’ait ouvert en tant que Palestinien.

Avant le débat, on m’informa qu’Abu Sitta était le plus virulent des réfugiés, détestant notoirement Israël. Quand vint mon tour, je dis que je devais choisir entre lui répondre et lire le texte que j’avais préparé. Je décidai de lire mon texte et promis de l’inviter à dîner en privé et de discuter ses points de vue.

Quand j’eus terminé, Abu Sitta me rappela cette promesse. Nous allâmes dîner au calme dans un restaurant parisien et je découvris en Abu Sitta une personne très séduisante. Ma femme Rachel fut très émue par le récit de sa fuite, alors enfant, pendant la Nakba, et je le fus aussi.

Abu Sitta, devenu depuis un riche entrepreneur international, a consacré sa vie à la condition des réfugiés palestiniens et est peut-être le premier expert sur la Nakba.

Cette semaine, j’ai reçu une lettre de lui que j’estime nécessaire de reproduire intégralement :

CHER URI,

J’ai lu avec grand intérêt dans Haaretz l’interview sur votre vie riche et fertile en événements. Vous vous êtes tenu ferme sur vos principes depuis le début des années 50 quand vous avez compris que la vieille théorie n’était ni réalisable ni morale.

J’ai un souvenir très vif de notre échange au cours du dîner à Paris avec votre charmante épouse Rachel, bénie soit-elle.

Vous racontiez la première partie de votre vie en tant que jeune allemand du nom d’Helmut, quand vous avez rejoint l’organisation terroriste, l’Irgoun, et lorsque, traînant un canon au sommet de la colline à Hulayquat (où se trouve maintenant un mémorial en « l’honneur » de ces soldats), vous regardiez la marée humaine des réfugiés expulsés vers Gaza par le bord de mer.

Je vous ai moi aussi raconté mon histoire, comment je suis devenu un réfugié sans avoir jamais vu un Juif de ma vie et comment j’ai passé des années à chercher à mettre un nom, un visage, un numéro de bataillon sur les responsables.

Je me souviens vous avoir demandé « Seriez vous d’accord pour que je retourne dans ma maison si elle était voisine de la vôtre ? ». Vous avez répondu catégoriquement NON.

J’ai raconté tout cela dans mes mémoires qui vont être publiées cette année en Europe et aux Etats Unis.

Ceci me rappelle une histoire similaire mais dont la fin diffère. Je fais référence à « Réflexions d’une Fille de la Génération de 48 » par le Dr. Tikva Honig-Pamass. C’est un récit émouvant sur sa confrontation en tant que soldat du Palmach avec la vérité et la réalité de l’injustice grave faite aux Palestiniens. Depuis lors, elle met toute son énergie à défendre leurs droits, y compris le Droit au Retour.

Je n’ai vu aucune trace, aucun soupçon de désaveu dans votre interview ou, ce que j’avais espéré, c’est-à-dire votre reconnaissance du Droit au Retour, ou la réparation et le remède pour le péché le plus grave : l’épuration ethnique des Palestiniens. Ne serait-ce pas la dernière étape bienvenue d’ une longue vie (et je vous la souhaite plus longue encore) de vous tenir (à nouveau) au sommet de la colline pour crier, afin que tout le monde vous entende, résumant toutes les expériences de votre vie et disant : les réfugiés doivent revenir, nous devons nous repentir du péché de nettoyage ethnique ?

Est-ce trop demander à un homme de principes tel que vous de faire cela ? Je ne vous le demande pas au nom des Palestiniens, parce que c’est sûr, ILS REVIENDRONT. Je l’espère comme devant être le couronnement de vos travaux au sein des Israéliens.

Comme je l’ai sans cesse écrit : l’histoire des Juifs ne sera plus jamais distinguée par le supposé meurtre du Christ ni par les atrocités nazies pendant la deuxième guerre mondiale, mais elle le sera de façon indélébile par ce qu’ils ont fait aux Palestiniens, délibérément, constamment, sans remords, ni regrets, ni remède, reflétant ainsi cet aspect de l’esprit humain qui n’apprend rien de l’histoire et qui perd sa propre posture morale.

Très cordialement, Salman Abu Sitta.

CHER SALMAN,

J’ai été profondément troublé par cette lettre. J’ai dû attendre plusieurs jours pour trouver le courage d’y répondre. J’essaie de le faire aussi sincèrement que possible.

J’ai moi aussi un vif souvenir de notre conversation à Paris et j’en parle dans le deuxième tome de mes mémoires qui va paraître dans le courant de l’année. Il sera intéressant pour nos lecteurs de comparer les deux descriptions d’une même conversation. A propos de la scène près de Hulayquat, j’en avais parlé dans le premier tome déjà paru en hébreu.

Quand j’ai été blessé à la guerre de 1948, j’ai décidé que ce serait le mission de ma vie de travailler à la paix entre nos deux peuples. J’espère que j’ai été fidèle à cette promesse.

Faire la paix après un conflit aussi long et âpre est une obligation autant morale que politique. Il y a souvent contradiction entre ces deux aspects.

Je respecte les quelques personnes en Israël qui, comme Tikva, se consacrent complètement à l’aspect moral de la tragédie des réfugiés, quelles que soient les conséquences sur les chances de paix. Mon regard moral personnel me dit que la paix doit être le but premier, prioritairement à quoi que ce soit d’autre.

La guerre de 1948 fut une terrible tragédie humaine. Les deux camps croyaient qu’il s’agissait d’un combat existentiel, que leur vie en dépendait. On oublie souvent que le nettoyage ethnique (expression peu familière à l’époque) fut pratiqué par les deux camps. Notre camp a occupé de vastes territoires, créant un énorme problème de réfugiés, tandis que le camp palestinien ne réussit à occuper que de petites zones juives telles que la vieille ville de Jérusalem et le bloc de colonies d’Etzion au sud de Bethlehem. Mais pas un seul Juif ne put y rester.

La guerre, comme la récente guerre de Bosnie, fut une guerre ethnique dans laquelle les deux camps tentèrent de conquérir la part la plus large possible de pays VIDE de l’autre population.

En tant que témoin oculaire et participant, je peux témoigner du fait que les origines du problème des réfugiés sont extrêmement complexes. Pendant les sept premiers mois de la guerre, les attaques sur les villages arabes furent une nécessité militaire absolue. A l’époque, nous étions le camp le plus faible. Après quantité de combats très cruels, la roue tourna et je crois que la direction sioniste adopta une politique délibérée d’expulsion.

Mais la vraie question est : Pourquoi les 750.000 réfugiés ne furent-ils pas autorisés à revenir chez eux après la fin des hostilités ?

IL FAUT se rappeler la situation. C’était trois ans après que les cheminées d’Auschwitz et des autres camps se soient refroidis. Des centaines de milliers de malheureux survivants étaient entassés dans les camps de réfugiés d’Europe et n’eurent nulle part où aller excepté dans le nouvel Israël. On les y transporta et on les logea en hâte dans les maisons des réfugiés palestiniens.

Tout ceci n’a pas effacé notre obligation morale de mettre fin à la terrible tragédie des réfugiés palestiniens. En 1953, j’ai publié dans ma revue « Haolam Hazeh » un plan détaillé pour résoudre le problème des réfugiés. Il comprenait (a) des excuses envers les réfugiés et la reconnaissance de principe du droit au retour, (b) le retour et la réinstallation d’un nombre substantiel, (c) une indemnité généreuse pour tous les autres. Le gouvernement israélien ayant refusé d’envisager la possibilité du retour d’un seul individu, le plan ne fut même pas discuté.

POURQUOI est-ce que je ne vais pas au sommet d’une colline pour appeler au retour de tous les réfugiés ?

La paix se fait entre deux parties consentantes. Il n’y a absolument aucune chance pour que la très grande majorité des Israéliens accepte librement le retour de tous les réfugiés et de leurs descendants qui sont maintenant six ou sept millions – le même nombre que les citoyens juifs israéliens. Ce serait la fin de « l’Etat juif » et le début d’un « Etat bi-national » auquel 99% des Israéliens s’opposent énergiquement. On ne pourrait l’imposer que par une écrasante défaite, éventualité communément impossible étant donné la supériorité militaire infinie d’Israël, qui comprend l’arme nucléaire.

Je peux me tenir sur le sommet de la colline et crier – cela ne ferait pas progresser d’un pouce la paix (ni une solution).

A mon avis, attendre une solution encore cent ans, alors que conflit et souffrances se poursuivent, n’est pas vraiment moral.

CHER SALMAN, j’ai attentivement écouté votre exposé.

Vous dites qu’Israël pourrait facilement absorber tous les réfugiés en les mettant dans le Néguev, qui est presque vide. Ceci est tout à fait vrai.

La très grande majorité des Israéliens rejetterait cette idée car ils sont férocement décidés à avoir une large majorité juive en Israël. Mais moi, je me pose aussi la question : Quelle est la logique de tout ceci ?

Quand j’ai rencontré Yasser Arafat à Beyrouth pendant la guerre de 1982, j’ai également visité plusieurs camps de réfugiés palestiniens. J’ai demandé à beaucoup de réfugiés s’ils voudraient retourner en israël. La plupart dirent qu’ils voulaient retourner dans leurs villages (qui ont été détruits il y a longtemps) mais nulle part ailleurs en Israël.

Quel sens cela aurait-il de les mettre dans les rudes conditions du désert, loin de leurs foyers d’origine, dans un pays dominé par les Sionistes et parlant Hébreu ? Est-ce ce qu’ils voudraient ?

Arafat et ses successeurs visent simplement une « solution juste et AGREEE », donnant au gouvernement israélien un droit de veto. Ce qui, pratiquement, veut dire au mieux le retour d’un nombre symbolique.

Ma dernière proposition est que le président israélien présente des excuses et exprime le profond regret du peuple israélien pour la part qu’il a prise dans l’origine et la poursuite de cette tragédie.

Le gouvernement israélien doit reconnaître le droit moral des réfugiés au retour.

Israël devrait organiser le retour de 50.000 réfugiés tous les ans pendant dix ans. (Je suis pour ainsi dire le seul en Israël à réclamer ce nombre. La plupart des groupes pour la paix réduiraient ce chiffre à 100.000 en tout.)

Tous les autres réfugiés devraient recevoir une indemnité sur la base des indemnités versées par l’Allemagne aux victimes juives (sans comparer bien sûr).

Avec la création de l’Etat de Palestine, ils recevraient un passeport palestinien et pourraient s’installer là, dans leur pays.

Dans un avenir pas très lointain, quand les deux Etats, Israël et la Palestine, vivront finalement côte à côte, avec des frontières ouvertes et leur capitale à Jérusalem, peut-être à l’intérieur d’une construction régionale, le problème perdra de son acuité.

CE M’EST DOULOUREUX d’écrire cette lettre. Pour moi, les réfugiés ne sont pas un « problème » abstrait, mais des êtres humains avec des visages humains. Mais je ne veux pas vous mentir.

Je serais très honoré de vivre à côté de vous (même dans le désert du Néguev).

Salamaat (très cordialement),

Uri.

Traduction : J.Ch.