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Jean Baubérot: «La laïcité de l’UMP, c’est une France discriminatoire»
30 Mai 2011 Par Lénaïg Bredoux
Jean Baubérot est professeur émérite de la chaire Histoire et sociologie de la laïcité à l’Ecole pratique des hautes études, et auteur de nombreux ouvrages dont Laïcités sans frontières, cosigné par Micheline Milot (Seuil, janvier 2011), et deux «Que sais-je?» (Histoire de la laïcité en France et Les Laïcités dans le monde). Souvent présenté comme un partisan d’une «laïcité ouverte», il réfute cette expression et défend une laïcité assurant à la fois la neutralité de l’Etat et la liberté de conscience en démocratie. Entretien.
Comment réagissez-vous à la résolution sur la laïcité que doit présenter mardi l’UMP à l’Assemblée nationale?
Elle incarne une laïcité répressive. Or la laïcité doit à la fois combattre et pacifier. Historiquement, à travers des tensions internes et des tâtonnements, c’est ce qu’elle est parvenue à faire. Elle a réussi à construire des équilibres subtils qui, bon an mal an, ont fait fonctionner la République.
La laïcité «Umpétisée», en attendant d’être complètement lepénisée, n’est plus cela: quand on lit attentivement cette résolution, on s’aperçoit qu’elle est essentiellement souplesse à l’égard du catholicisme et fermeté à l’égard de l’islam.
L’interdiction pour les mères voilées d’accompagner les sorties scolaires, des femmes voilées dans les crèches, même privées, ou dans les sociétés privées qui concourent au service public, voire l’idée d’un «encadrement» des tenues dites religieuses dans les entreprises, tout cela risque de rendre très difficile pour ces personnes l’accès au marché du travail. Or c’est historiquement un facteur d’autonomie pour les femmes. Il est donc paradoxal de prétendre le faire au nom de leur émancipation. Cela n’a de logique propre que si on veut façonner les femmes qu’on dénonce, pour qu’elles ressemblent à ce qu’on les accuse d’être.
Plus généralement, quelles traces, selon vous, a laissé le «débat» organisé par l’UMP début avril sur l’islam et la laïcité?
Jean-François Copé a ouvert le débat en affirmant qu’il enlevait ainsi un argument électoral à Marine Le Pen. Or cela a justement contribué à la mettre au centre du débat. Marine Le Pen devient même la championne de la laïcité dominante. Mais face à cela, la gauche ne sait pas trop quoi dire. Certains, s’ils ne sont pas d’accord avec le débat, sont d’accord avec son résultat, c’est-à-dire les propositions faites par l’UMP. D’autres sont sur une position plus ferme selon laquelle c’est l’Etat qui doit être laïque, et pas une pseudo-laïcité imposée aux citoyens.
Or, depuis la création du Pacs, il n’y a plus d’avancée quant à l’Etat laïque: sur la bioéthique et l’euthanasie, la France est très timide. Pourtant, il s’agit là de séparer la loi de l’Etat et des morales religieuses.
Il faut donc reconstruire un discours offensif et dynamique de la gauche à opposer à la droite en terme de laïcité. Quel paradoxe quand on songe que, jusqu’aux années 1980, la laïcité était un des marqueurs de l’identité de gauche! Maintenant elle devient le marqueur d’une identité de droite et d’extrême droite. Ce sera un des enjeux majeurs de la campagne électorale.
Comment s’est opéré ce glissement de la notion de laïcité, de la gauche vers la droite?
Il y a eu une stratégie entamée en 2003 à la suite du 11 Septembre et de la victoire de Jacques Chirac face au Front national en 2002, avec le rapport de François Baroin en 2003. Son rapport intitulé «Pour une nouvelle laïcité» montre bien qu’il s’agit d’autre chose que de la laïcité historique, pour en faire une valeur de droite, sur le registre culturel et identitaire, et se démarquer des revendications identitaires qui seraient le fait des musulmans.
Au début des années 1980, la droite dure se manifestait plutôt par des polémiques contre les immigrés avec la thématique de l’envahissement, comme le montre une couverture du Figaro Magazine en 1985 avec pour question «Serons-nous encore français dans 30 ans?» (voir ci-contre) et pour illustration une Marianne portant un foulard. Plusieurs événements ont ensuite fait qu’il est apparu plus honorable de dénoncer un certain islam que les immigrés.
L’année 1989 est à ce titre cruciale: avec la première affaire du foulard, c’est le départ d’une laïcité de droite affirmée et l’année d’un clivage au sein de la gauche. Avec deux événements internationaux pour cadre: la fatwa de l’imam Khomenei contre Salman Rushdie qui a conduit à une peur de l’islam politique, et la chute du mur de Berlin. Avec la fin de l’antagonisme Est-Ouest, l’antagonisme par rapport à l’islam politique est devenu d’autant plus fort. C’est là qu’intervient en France la publication de deux manifestes, l’un dans Le Nouvel Observateur, l’autre dans Politis, avec, à chaque fois, des intellectuels de gauche défendant deux conceptions opposées de la laïcité, notamment à l’école.
C’est ensuite la guerre civile en Algérie dans les années 1990 qui repolitise le foulard. Avec le 11 Septembre, enfin, l’islam devient la représentation de l’immigration dangereuse. Et c’est là que Baroin a entamé le programme laïque de droite. Il avait une grande culture en la matière – son père était un des dirigeants du Grand Orient de France – et il avait compris qu’il n’y avait plus de dissensus entre la laïcité et l’électorat catholique de la droite, notamment après Vatican II.
Depuis, la droite a encore franchi un cap avec Nicolas Sarkozy, et sa revendication identitaire d’une France tournée vers ses «racines chrétiennes» et son refus d’accommodements envers l’islam. C’est cet usage de la laïcité qui est aujourd’hui dominant. Une laïcité transversale avec laquelle la droite est plus à l’aise que la gauche, car elle aboutit finalement à un discours anti-immigrés.
On semble ici bien loin de l’esprit des lois de 1905 dont l’UMP se revendique pourtant souvent. Qu’en est-il selon vous?
Ce n’est pas la laïcité de 1905, c’est une laïcité de religion civile, à la Rousseau. Au début du XXe siècle, deux visions se sont affrontées, avec la «laïcité intégrale» incarnée par Emile Combes, qui voyait les congréganistes comme l’UMP voit aujourd’hui les femmes portant le foulard, donc comme une menace pour la République, et ceux qui ont mis le holà. Clemenceau en 1903 tient un discours dans lequel il s’oppose à l’Etat laïque s’il signifie un Etat tout-puissant. Au moment de la loi de séparation, la gauche socialiste, avec Jaurès et Briand, écoute le centre-droit et intègre une partie de ses demandes.
Ceux qui se réclament de la loi de 1905 ne connaissent bien souvent pas son contenu: le texte rend en fait le plus facile possible la continuation de la religion en situation de séparation. La loi commence par la liberté de conscience: la neutralité de l’Etat est posée par rapport au contenu de la religion – ses doctrines –, mais l’Etat garantit le libre exercice de la religion et la liberté de conscience.
Les gens réduisent la loi de séparation à une partie de l’article 2 qui dit que l’Etat ne finance pas les cultes. Mais même l’article 2 est tout de suite suivi d’une exception, pour les aumôneries dans des lieux fermés (internats, hôpitaux, prisons, armée)! Et pourquoi une telle décision? Parce que, pour garantir la liberté de conscience, il faut parfois aller jusqu’à payer avec l’argent public…
Il y a aussi eu à l’époque un débat sur le port de la soutane. Certains estimaient qu’il fallait l’interdire, parce qu’elle était plus politique que religieuse et que, dans certains pays, les prêtres ne la portaient pas. Soit exactement les mêmes débats qu’aujourd’hui sur le voile! A l’époque, c’est Aristide Briand qui avait expliqué que la séparation des Églises et de l’Etat faisait que n’importe qui pouvait se promener en soutane et que la République ne garantissait plus aux curés le monopole de la soutane. C’est ça la laïcité!
La loi de 1905 libéralise aussi les processions religieuses. Comment peut-on dire aujourd’hui que ce texte interdit les prières de rue? On marche sur la tête. Le terme laïcité devient un terme magique qui permet aux gens de dire n’importe quoi.
Vous avez signé l’appel contre le «débat» de l’UMP publié dans Le Nouvel Observateur et Respect Magazine. Appel signé par Martine Aubry avant qu’elle ne se dédise en raison de la présence de Tariq Ramadan parmi les signataires. Comment réagissez-vous à cette décision?
Comment voulez-vous que la gauche s’en sorte si on est dans des débats comme cela? On signe un texte pour les idées qu’il exprime. A mon sens, cela n’est d’ailleurs nullement révélateur de la position de Martine Aubry elle-même, mais de certains rapports de force internes au sein de la gauche en général et du PS en particulier. Mais si le PS ne vote pas la résolution de l’UMP, cela constituerait une bonne nouvelle.
Par ailleurs, historiquement, il ne faut pas oublier qu’il y a eu une gauche antisémite, au nom de la lutte contre le capitalisme. Il peut aussi y avoir une gauche islamophobe par défense de valeurs libertaires, avec des glissements assez analogues avec ceux qui parlaient de capitalisme juif… On le voit par exemple avec les débats qui traversent les féministes. On est aujourd’hui beaucoup plus féministe radicale quand il s’agit de l’islam. On voit aussi que le soutien au printemps arabe est assez mou.
Puisque laïcité et immigration sont étroitement liées dans l’acception dominante, la gauche ne s’en sortira pas sans répéter que l’immigration est une chance pour la France. Car la reconstitution historique de Sarkozy est imaginaire et idyllique: il fait comme s’il n’y avait jamais eu persécution ou conflit politico-religieux sous la chrétienté. Autrement dit, comme si tout allait bien tant que l’islam n’était pas là. Finalement, on demande aux musulmans de s’intégrer à un patrimoine imaginaire, où ils ne peuvent donc être qu’en déficit permanent de laïcité, et où les autres religions l’ont, par définition, dans le sang. Y compris les Alsaciens-Mosellans qui vivent sous le concordat, et sont la seule région sous le contrôle de l’UMP!
Mais, comme le prétendent la droite, l’extrême droite et une partie de la gauche, l’islam pose-t-il un problème spécifique à la laïcité?
Bien sûr, les comportements de certains musulmans, comme de certains juifs orthodoxes par exemple, peuvent poser problème. Je ne l’ai jamais nié. Mais je pose deux questions qui me semblent essentielles. La première est la hiérarchie faite entre les problèmes qui traversent la société. Par exemple, sur les horaires des piscines: on peut avoir un débat mais désislamisons-le. Parce que les horaires non mixtes conviennent aussi aux juives orthodoxes et à des individualités. Et est-ce vraiment quelque chose de si énorme que la République soit en jeu? Est-ce plus important que le différentiel de salaire entre les femmes et les hommes? Cette hiérarchisation crée un climat malsain.
Je m’interroge aussi sur la façon dont on met en cause des musulmans, ou, par ailleurs, les jeunes des cités, et pas d’autres personnes. La ministre Chantal Jouanno vient de déclarer qu’elle «ne peut porter une jupe dans l’hémicycle sans entendre des propos salaces» et la députée PS Sandrine Mazetier confirme qu’il règne chez les députés «une forme d’infantilisation des femmes (qu’elle) n’avait jamais rencontrée auparavant». La discrimination n’est-elle pas manifeste? Le deux poids, deux mesures, systématique n’est pas supportable.
Et n’est-ce pas une sinistre plaisanterie que ces mêmes députés se gargarisent de la «dignité de la femme» et de «l’égalité des sexes» quand il est question de l’islam. En fait, la droite, quand elle propose des lois ou des mesures qui visent l’islam, n’a que faire de la laïcité ou de l’égalité femme-homme. Elle les instrumentalise totalement. Et la gauche doit être beaucoup plus rigoureuse et exigeante sur ces questions.
L’entretien a eu lieu le 26 avril dernier à Paris. Il a ensuite été relu, amendé et actualisé par Jean Baubérot.
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