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En utilisant des figurines d’argile et des images d’archive, Rithy Panh témoigne des atrocités commises par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979.

Commentaire de Georges Yoram Federmann

En avril : que reste-t-il en nous, de leurs souffrances ?
Les génocides arménien , cambodgien et des Tutsi.*

Au moment où les frasques et les provocations scéniques de Dieudonné défraient la chronique et suscitent les réactions convenues et opportunistes du Ministre de l’Intérieur, permettez-moi de renvoyer à la chronique d’octobre 2013 ( Espoir No 151) où je préconisais, concernant les affirmations révisionnistes de Mr Faurisson, plutôt que d’avoir recours à la loi Gayssot, d’en appeler à l’élaboration de toujours plus de pédagogie et à continuer à réaliser un travail non pas tant de mémoire de l’ Histoire que de connaissance et de transmission.
Afin de faire le pari de l’intelligence et de la culture, collectives, qui incluent tous les citoyens
Pour s’opposer aux menaces de clivage, de division et d’opposition, communautaristes.

A ce propos, que « savons-nous » donc des génocides au Cambodge et au Rwanda ?
Rithy Panh, rescapé du génocide, nous ouvre, dans le livre « L’Elimination » à un peu plus de compréhension sur le génocide du Cambodge qui a vu le massacre de 1,7 million de personnes entre le 17 avril 1975 et janvier 79. Soit le tiers de la population totale du pays.

Son documentaire « L’image manquante » s’appuie sur des personnages et des décors en bois pour tenter d’incarner « l’impensable » du génocide, le non-être et le non-droit.
Il utilise des images d’archives saisissantes en noir et blanc qui me font penser aux images surréaliste (tant elles paraissent traduire une vie artistique normale et même brillante chez ceux qui sont appelés à mourir) de l’activité artistique du camp de concentration hollandais de Westerbock .
Elles distillent une mélancolie et une espérance indissociables, époustouflantes, pathétiques et surtout insupportables.
Suivons Panh :
« Je voudrais ne plus savoir. M’arracher à cette époque, quitter doucement l’enfance. Je voudrais ne plus entendre le rire de Duch . Pourtant je l’écoute. Je le guette. Je l’approche. Je lis beaucoup : « Au fond des ténèbres », de Gitta Sereny, sur Franz Stangl, qui commanda le camp de Treblinka. « Dans le nu de la vie » et « Une saison de machettes », de Jean Hatzfeld sur le Rwanda, où je lis cette parole : « Les tueries nous ont dépassés. Le pardon nous dépasse pareillement. On n’a jamais parlé convenablement des tueries à l’époque des marais ; je ne sais pas si on peut parler convenablement de pardon maintenant que tout est bel et bien terminé ». (C’est moi qui surligne en gras). J’étudie « Pour Marx » d’Althusser. Des textes de Balibar sur Marx et le matérialisme historique. « Les origines du totalitarisme » et « Eichmann à Jérusalem », de Hannah Arendt. Les « Etudes sur la personnalité autoritaire », d’Adorno. « L’Espèce humaine » de Robert Antelme. Les trois tomes d’ « Auschwitz et après », de Charlotte Delbo. Je ne regarde presque pas de films. Je respire avec René Char et Prévert. » (Pages 132 et 133).

Ce qui me touche aussi dans cet extrait de « L’Elimination », c’est le lien que Rithy Panh fait entre les victimes des génocides juifs et des Tutsi et celui dont sa famille et lui-même ont été des victimes.
Comme si, il y avait là une communauté de destin de toutes les victimes qui ont vécu une expérience (in)humaine infligée par d’autres hommes dont on essaye de comprendre et de saisir, comme une absolue nécessité, la part d’humanité, au-delà de l’horreur et de l’impensable. Et de ce fait le bourreau retrouve un statut d’humain, échappant grâce au travail de connaissance de la victime, à l’image du monstre et regagnant les champs réel, fantasmé et symbolique « d’une humanité-qui-aurait–le-souci-d’accueillir-inconditionnellement-chacun-de-ses-membres ». Le travail du rescapé est protéiforme. Il doit faire un deuil souvent infini et inaccompli.
Il doit haïr ou pardonner. Il doit veiller à préserver le bourreau d’une exclusion qui signifierait que le rescapé use (malgré lui) d’un mécanisme de négation de l’autre. Le rescapé est voué à prendre soin du statut d’humain du bourreau tout en faisant sonner l’heure de la justice.
« Aujourd’hui, je ne cherche pas la vérité mais la parole. Je veux que Duch parle et s’explique -surtout lui ; qu’il dise sa vérité ; son parcours ; ce qu’il a été, ce qu’il a voulu ou pensé être, puisque, après tout, il a vécu, il vit, il a été un homme, et même un enfant. Qu’en répondant ainsi, le fils de commerçant malhabile et endetté, l’élève brillant, le professeur de mathématiques respecté de ses élèves, le révolutionnaire qui cite encore Balzac et Vigny, le dialecticien, le bourreau en chef, le maître ès tortures, chemine vers l’humanité » (Page 14).

J’ai le sentiment que Panh déploie toute sa capacité d’empathie et toute sa conscience de victime au-delà de la douleur lancinante :
« Pour ma part, depuis que les Khmers rouges ont été chassés du pouvoir, en 1979, je n’ai jamais cessé de penser à ma famille. Je vois mes sœurs, mon grand frère et sa guitare, mon beau-frère, mes parents. Tous morts. Leurs visages sont des talismans », page 12
pour ramener à l’humanité le « bourreau en chef » ; pour le ramener dans le champ collectif de l’éthique et de la morale.
Comme si son propre travail de deuil devait passer aussi par la reconnaissance de la part d’humanité enfouie, mais présente, du bourreau.
« Pendant nos entretiens, j’ai été stupéfait de voir à quel point Duch était décontracté et attentif. Un homme bien tranquille, quelle qu’ait été l’inhumanité de ses crimes. A croire qu’il les a oubliés. Qu’il ne les a pas commis. La question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c’est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. (…). Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d’un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi ? » Page 62.
La photo de couverture du livre est celle d’une magnifique jeune femme, prisonnière du camp S 21 : Hout Bophana. Elle n’a « évidemment » -C’était la finalité de ce système d’élimination « socialiste »- pas survécu et son regard triste mais ferme est suspendu pour toujours en miroir à celui du photographe qui la scrute (ou pas, je n’en sais rien mais j’essaye d’imaginer la scène) à travers l’objectif de l’appareil photographique utilisé pour figer le portrait des « 12380 « personnes « à détruire » (Voir (3).

1994. Le Rwanda.
C’est l’extermination d’un million de personnes en 10 semaines.

Patrick de Saint-Exupéry nous le confirme de manière pathétique à la page 23 de son témoignage dans son livre « L’inavouable. La France au Rwanda » : « Dans le regard des rescapés, vous lirez la honte de ceux qui, naufragés de la déraison, restent emmurés dans leurs cauchemars. En leur esprit, ni avant ni après mais une perpétuelle oscillation qui se traduit par une incapacité à dire.
Dans le regard des tueurs, vous lirez au contraire la légèreté de ceux qui affirment n’avoir aucun remords. Puis, d’un coup, très soudainement, vous sombrerez. Ce sera comme un sifflement de machette ou un claquement de balle. Ce sera bref, brutal. Vous aurez alors tout juste distingué, au fond des yeux de l’assassin, l’ultime regard de sa première victime, celui dont justement il n’arrive pas à se défaire ». (C’est moi qui surligne en gras).

Mais le livre qui m’a ouvert les yeux et l’esprit et dont le contenu hante ma conscience de français est celui de mon cher ami Jacques Morel (ex-Prix Véronique Dutriez) qui a rédigé une somme lourde et volumineuse de 1500 pages, en 2010 : « La France au cœur du génocide des Tutsis » (Chez L’Esprit Frappeur).
Jacques parle de « génocide électoral » en s’inspirant du témoignage direct de mon confrère allemand Wolfgang Blam, présent sur place lors du génocide, dont la femme a échappé de peu à la mort mais qui a vu ses beaux-frères se faire massacrer sous ses yeux. (Page 1258 et 1259).
François Mitterrand déclare même au conseil des ministres du 22 juin 1994 (notamment devant Simone Veil et Daniel Hoeffel, membres du gouvernement Balladur au cours de la deuxième cohabitation) : « Si ce pays devait passer sous la domination tutsie, ethnie très minoritaire, (…), il est certain que le processus de démocratisation serait interrompu ».
Jacques affirme (page 1266 et 1267) que François Mitterrand « abolit la peine de mort mais pas le génocide ».
Les chapitres 38 et 39 du livre sont à vous couper le souffle tant l’évidence de dénoncer la responsabilité individuelle de chaque membre (et la nôtre aussi) des gouvernements rwandais et français de l’époque s’impose. (Pages 1273 à 1276).
On trouve sur vingt très, très longues pages à partir de la page 1277 « l’organigramme de l’exécutif français à propos du Rwanda » et je dois avouer que cette lecture m’inspire la honte d’être français et d’avoir participé à déléguer le pouvoir à ces hommes et à ces femmes.
J’en suis arrivé à me dire que je risquais de retrouver mon nom comme « par hallucination morale », tant j’ai le sentiment que la délégation de pouvoir, en démocratie, doit garder tout son sens et tant je me vois mettre un bulletin dans l’urne pour Mitterrand, au 2ème tour de l’élection présidentielle de 1988.
« Aujourd’hui », Pascal Simbikangwa est jugé aux assises de Paris depuis le 4 février 2014 pour complicité de génocide.
Jacques Morel nous en donnait des preuves, dès 2010 et dès la page 80 de son livre, s’agissant de la préparation du massacre de Bugesera, organisé dès le 4 mars 1992 et jusqu’au 11.
Il est question de ce prévenu aux pages 80, 127, 204, 521, 527, 624, 645, 676, 925, 926,1384 et enfin 1436.
Avec le livre de Morel, on croise le cynisme d’Etat à chaque page, l’histoire du génocide froid annoncé, la complicité de la France, le mépris colonialiste pour l’Afrique et l’indifférence pour les hommes qui la peuple, puisque d’une certaine manière « ils ne seraient pas entrés dans l’Histoire ».
C’est un des livres les plus nécessaires que je connaisse mais aussi celui que j’ai le plus de mal à consulter tant les bourreaux et les victimes me semblent à portée de prise de conscience et de représentation, tant ils me semblent faire partie de la même humanité que moi.
Est-il normal que la France ne soit pas sanctionnée par les Nations Unies, alors qu’elle a manifestement violé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, par exemple en refusant délibérément d’arrêter les auteurs du génocide pendant l’opération Turquoise ?
Est-il acceptable que les responsables politiques et militaires français n’aient pas à répondre de leurs actes ?

Le livre de Morel avec ceux de Panh ou de St Exupéry se substituent pour notre Connaissance à tous à ces témoignages manquants de la majorité des victimes qui resteront pour toujours muettes et « interdites ».

Notre mémoire d’Auschwitz doit rester vivante. On la célèbre en Europe le 27 janvier tout comme le dernier dimanche d’avril est consacré à célébrer « le souvenir des Déportés ».
Notre mémoire de l’Arménie, du Cambodge et du Rwanda doit rester vivante.
Qui en sera dépositaire quand tous les rescapés auront disparu ?
Comment l’aurions-nous (moins mal) préservée, cultivée et enrichie, s’il n’y avait ces documents mis à notre douloureuse et indispensable disposition ?

* la cohérence de cet article doit beaucoup à la relecture qu’en a faite mon ami Jacques Morel.