Ou bien, déjà, le 2 août 1914 !
“Aïe, missi”… le café le Cluny, 11 mai 1981, le jour où la gauche est morte
par André Marcovicz
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Au printemps 81, j’avais vingt ans, j’étais à Léningrad (pas encore Pétersbourg, à l’époque). J’avais suivi, de loin, à cause de la censure soviétique, et parce que ça n’intéressait personne, le désastre — Marchais avait fait quelque chose comme 15%, c’était inimaginable. Je suis rentré le 10 mai, pour assister, avec une joie sans borne, une grande exaltation, à la victoire de Mitterrand. Le lendemain, j’avais un rendez-vous près de la Sorbonne, au café le Cluny, qui était un café très chic : on pouvait, en payant 5 francs pour un café (somme faramineuse), rester toute la journée, et travailler… J’avais donc rendez-vous vers 10h. J’arrive toujours en avance, pour travailler un peu tranquille. J’y étais à l’ouverture. Je suis monté à l’étage, et là, j’ai découvert une espèce de capharnaüm — les tables renversées, les chaises les unes sur les autres, des cendriers par terre, des vieilles flaques de bière, enfin, c’était quelque chose de dantesque. Les supporters de Mitterrand avait fait la fête, toute la nuit, au Cluny comme ailleurs. Et au milieu de ce désastre, juste devant moi, devant l’escalier, je vois un balayeur, arabe, qui tenait son balai des deux mains devant lui, pas au sol, en équilibre devant lui, — et il me regarde, et il tourne la tête vers ça, et il me dit cette phrase : « Aïe, missi… » — Et, pour moi, la victoire de Mitterrand, c’était ça. Le désarroi tragique du balayeur. Et cette phrase, réellement tragique : ce qu’il disait, c’était ça — vous, vous venez consommer, et moi, je suis là, avec un juste un balai, et on me demande de balayer les conséquences de votre joie. Et je suis seul.
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La gauche, elle est morte à ce moment-là, pour moi. Ça ne date pas d’hier. Elle est morte réellement en 83, quand il s’est agi de « gérer la crise » (parce que, déjà à ce moment-là, on était en crise, depuis plus de dix ans). Le parti communiste a disparu là, et Mitterrand avait bien dit que son but était de le réduire à rien, et le Front National est né. Nous en sommes aujourd’hui au moment où le Front National, avec 25% des voix, fait autant que le Parti en 1965. Avec une différence colossale. On pouvait dire ce qu’on voulait du Parti, mais, ici, en France, une chose était parfaitement claire, c’est la générosité des militants, et leur désir de progrès, non pas seulement pour eux, mais pour les autres, et l’universalisme qui les animait : oui, il y avait à ce moment un désir — comment dire ? — de bonheur. Le fait est que l’URSS était tout sauf ça, mais, les compagnons de cellule de mon père, je peux en témoigner, c’était des gens généreux. Le Front National, c’est quoi ? le contraire absolu : le désir d’être heureux soi, uniquement soi, avec la peur des autres, l’enfermement sur le ressentiment. Et d’où vient-il, ce ressentiment ?
Il vient de ce que la gauche n’existe pas. Il vient de ce que tous les gouvernements qui se succèdent, et qui tombent les uns après les autres, tous, ils font la même chose, la même chose, la même chose (comme dirait Tréplev), c’est-à-dire qu’ils ne disent pas que le pouvoir a changé radicalement, et que la politique du pouvoir, c’est justement, la fragmentation, la parcellisation, la précarité, c’est-à-dire la destruction de l’intérêt commun, et la compétitivité, non pas seulement, et non pas surtout, économique, mais, celle des rats enfermés dans une cage, des gens les uns contre les autres…
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Moi, ce qui m’étonne en fait, c’est la lenteur de la dégradation. Pourquoi faut-il tellement de temps pour détruire l’hôpital public, les transports en commun, le réseau des théâtres décentralisés ? Parce que les intérêts en jeu ne sont pas personnels, et parce qu’il ne faut pas, autant que possible, que les gens se réveillent et qu’il y ait la guerre… — Aucun homme politique n’est capable aujourd’hui d’expliquer clairement ce qui se passe, de montrer pourquoi il est incapable d’agir, de dire quels sont les intérêts réels en jeu. Et l’obscénité — j’insiste sur ce mot — des socialistes aujourd’hui est de parler de « changement » ou de « redressement » , c’est-à-dire, oui, de faire perdre aux mots leur sens le plus direct, le plus immédiat, et donc, de paraître, en eux-mêmes, en toute conscience, comme des espèces de morts-vivants, de zombies. Et, encore une fois, il ne s’agit pas des personnes. Il s’agit d’un mouvement impersonnel, général. — Le Front National fleurit sur ça, avec ses solutions de haine, ou de peur : j’aime ma femme plus que mon cousin, mon cousin plus que mon voisin, mon voisin plus qu’un inconnu, et ainsi de suite… et c’est la fin d’un mouvement qui a duré, d’une façon ou d’une autre, depuis la Révolution française, d’émancipation de l’humanité… et c’est — que les dirigeants soient « socialistes » ou « conservateurs »— le retour aux tribus, aux origines, aux identités. Et le recours à ces identités pour cacher tout le reste.
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A chaque fois, il s’agit de diviser, peu à peu, question après question. Mais il s’agit, pour qui ? pour quoi ? On va très lentement, on rend toute question impossible, avec, je ne dis pas la complicité, mais l’existence des médias de masse — qui vous présentent les bousculades dans les gares (et oui, je l’ai fait hier, c’est très très très pénible), et, sans expliquer pourquoi les « privilégiés » de la SNCF font grève — mettent en place le divertissement universel. Et rares sont ceux qui disent qu’aujourd’hui 86 % des embauches sont précaires, c’est-à-dire que la précarité est, — et depuis longtemps — la condition normale des gens. La précarité, c’est-à-dire la peur, et la détresse secrète, et donc l’absence, fondamentale, de la fraternité.
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Je suis solidaire des derniers foyers d’une résistance commune.
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