08 Avril 2010 Par Jade Lindgaard
Les Français musulmans sont-ils plus discriminés que les autres? La question est quasiment taboue. Il n’existe aujourd’hui qu’une poignée de données parcellaires sur la discrimination en France en raison de la religion. C’est une page qui est en train de se tourner grâce au travail d’un chercheur américain, David Laitin, professeur de sciences politiques à l’université de Stanford.
Dans le cadre du programme «Egalité des chances» de Sciences-po et de la French American Foundation, il publie avec deux chercheuses une étude sur le marché du travail français (à lire ici) qui se demande si «les Français musulmans sont discriminés dans leur propre pays».
L’enquête est expérimentale. C’est un testing, c’est-à-dire que les chercheurs ont envoyé à des employeurs potentiels les candidatures fictives de personnages inventés par eux-mêmes, leur permettant de comparer le sort réservé aux uns et aux autres. Résultat: les CV à «caractère musulman» reçoivent 2,5 fois moins de réponses que les CV «manifestement chrétiens».
Pour les auteurs, c’est «une discrimination considérable à l’égard des musulmans» qui révèle une «vérité dérangeante»: «Dans la République française théoriquement laïque, les citoyens musulmans issus de l’immigration rencontrent, toutes choses égales par ailleurs, des obstacles à l’intégration par l’accès à l’emploi bien plus élevés que leurs homologues chrétiens.»
Mais qu’est-ce qu’un CV musulman? Hors de question d’écrire en toutes lettres la religion du personnage, cela aurait été parfaitement incongru. Les enquêteurs ont joué sur les prénoms de leurs candidates: «Marie», de tradition chrétienne, et « Khadija », nom de la première épouse de Mahomet. Et indiqué des signaux plus précis encore d’appartenance confessionnelle: Marie a travaillé au Secours catholique et fut bénévole aux Scouts et Guides de France tandis que Khadija est une ancienne employée du Secours islamique et fit du bénévolat pour les Scouts musulmans de France.
Pour le reste, les deux femmes sont identiques: célibataires, 24 ans, de nationalité française, habitantes de quartiers socio-économiquement équivalents (à Lyon), dotées d’un BTS de comptabilité et gestion, et de trois ans d’expérience professionnelle. Pour que la comparaison entre les candidats soit valable, il fallait qu’ils se correspondent en tous points sauf pour leur religion.
Elles sont noires, et selon le scénario élaboré par les chercheurs sans jamais que cela ne figure dans les CV, proviennent toutes deux de l’immigration sénégalaise. Pourquoi ce choix? Parce que vivent en France une dizaine de milliers de personnes originaires de deux communautés du Sénégal, les Joola et les Serer, qui comprennent une minorité chrétienne suffisamment nombreuse pour être comparée aux musulmans de même origine. Les deux groupes sont présents en France depuis environ le même nombre d’années. «Marie» et «Khadija» s’appellent donc toutes deux «Diouf», un patronyme typiquement sénégalais.
Un troisième personnage, «Aurélie Ménard», fut créé pour faire diversion. Les CV de Marie et Khadija ne furent pas transmis aux mêmes entreprises, mais toujours en couple avec celui d’Aurélie. C’est un cabinet associatif, ISM-CORUM, spécialisé dans l’étude des discriminations, qui a posé les candidatures. Le temps de réponse des employeurs a varié entre une journée et un mois. La période d’envoi s’est étalée sur quatre mois. Au total, un peu moins de 550 CV ont été envoyés.
- Comme l’Alsace-Lorraine sous la IIIe République
Que s’est-il donc passé une fois les documents envoyés? Alors que Marie Diouf a obtenu 21% de réponses positives (un rendez-vous pour un entretien d’embauche), Khadija Diouf n’a pu compter que sur 8% d’issues favorables. Pour 100 réponses positives, Khadija n’en reçoit que 38, soit près de 2,5 fois moins.
Spécialiste de discrimination positive et animateur d’un séminaire à Sciences-po sur les politiques antidiscriminatoires, Daniel Sabbagh analyse l’enquête de ses confrères: «Elle montre un effet discriminatoire massif.» Interrogé par Mediapart, David Laitin explique que «mesurer l’ampleur de la discrimination et chercher à en comprendre les mécanismes revient à sortir du placard une question extrêmement sensible et importante en France».
Cette enquête est une première; elle n’est pas dénuée de faiblesses. La double insistance sur les activités à caractère confessionnel des candidates est peut-être outrée, et a pu braquer des employeurs qui n’auraient pas réagi de la même manière autrement. Ont-ils rejeté la musulmane ou la militante? Autre limite: ce sont des femmes noires qui ont fait l’objet du testing, et non des hommes arabes, pourtant soumis à des préjugés potentiellement plus dégradants.
L’étude ne risque-t-elle pas de sous-estimer et de biaiser la compréhension du rejet supposé à l’égard des musulmans? Non, conteste David Laitin: «Nos résultats sous-estiment l’ampleur de la discrimination, puisque peu de Français associent l’islam radical aux Sénégalais. Pourtant, nous constatons une discrimination significative. Nos résultats sont d’autant plus intéressants.»
Ce projet est né du constat de «plusieurs signes de malaise dans la société française vis-à-vis des musulmans, surtout depuis le 11 Septembre: la controverse autour de l’entrée de la Turquie en Europe, du port du voile, de la construction de mosquées…», explique Marie-Anne Valfort, maître de conférences en sciences économiques à Paris I, et co-auteure de l’enquête. Peut-on conclure à l’existence d’une discrimination des musulmans en France? «Ce n’est qu’une première étape, il fallait commencer par caractériser cette discrimination», explique la chercheuse, qui poursuit le travail avec ses collègues. Parallèlement au testing, une enquête a été menée, sous la forme de jeux comportementaux, pour comprendre comment se produisent les décisions conduisant à de la discrimination. Les premiers résultats en sont attendus d’ici la fin de l’été.
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