Chères Amies,

Chers Amis,

Dans sa série de brochures de formation, l’AFPS vient de publier un texte intitulé “Le système politique bipolaire palestinien”.

Bernard Ravenel y propose une analyse originale du conflit entre Fatah et Hamas.

C’est vraiment un plus pour notre réflexion sur une question importante et pourtant rarement approfondie.

J’ai rédigé pour l’accompagner une préface consacrée à la “solidarité critique”, que vous trouverez ci-dessous.

Amicalement,

Dominique.

    Solidarité critique
    La rupture entre le Fatah et le Hamas a profondément meurtri le mouvement de solidarité avec la Palestine, en France comme ailleurs. Comment ne pas comprendre ce choc, sachant que chacun des deux mouvements en arrive à arrêter les militants de l’autre, à les torturer, à les emprisonner, voire à les tuer ?
    Mais il faut le reconnaître : ce traumatisme comporte deux dimensions, l’une objective et l’autre subjective. À la première, nous ne pouvons rien, sinon essayer de mieux comprendre la dérive qui nous fait si mal — moins, notons le cependant, qu’aux Palestiniens eux-mêmes. Avec l’espoir que l’unité s’impose un jour au Fatah comme au Hamas : le « document des prisonniers », élaboré en 2006 par Marwan Barghouti avec ses co-détenus du Hamas et de la gauche palestinienne, montre que c’est possible, si la volonté politique existe de part et d’autre. La seconde dimension, elle, dépend uniquement de nous et de la conception que nous nous faisons — et mettons en œuvre — de la solidarité.
    Avec le recul, on peut affirmer que la guerre civile rampante entre les deux plus grands partis palestiniens constitue la plus grande victoire remportée par Israël depuis que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a vu le jour en 1964 et que Yasser Arafat en a pris la direction avec les organisations de fedayin en 1969. Les dirigeants israéliens successifs ont toujours craint l’unité de l’OLP, atout numéro un du peuple palestinien, et cherché sans cesse à la briser. Après s’être appuyés sur les notables pro-jordaniens, puis sur les « Ligues de village », ils ont choisi de faciliter la naissance et l’essor du Hamas — comme en témoigne Charles Enderlin dans son livre Le Grand aveuglement. Israël et l’irrésistible ascension de l’Islam radical (Albin Michel, Paris, 2009).
    Structurelle et non conjoncturelle, la division politique, idéologique et désormais géographique du mouvement national palestinien handicape gravement son combat. Elle le prive de la représentation unique qui a toujours fait sa force face à toutes les tentatives de manipulation (y compris de la part des États arabes). Elle crée un terrain propice aux manœuvres d’Israël, accréditant l’idée que celui-ci, comme l’a martelé Ehoud Barak après le sommet avorté de Camp David, n’avait « plus de partenaire pour la paix ». Elle donne du même coup des arguments à la « communauté internationale » pour justifier sa lâcheté.
    Mais surtout la logique ainsi créée détourne une bonne partie des forces vives de la nation palestinienne du combat pour l’autodétermination vers les pires querelles intestines. Car l’Autorité palestinienne, issue d’un Fatah qui se vivait comme un « parti unique », n’a jamais accepté la victoire pourtant démocratique des islamistes : elle n’a eu de cesse, depuis, de reprendre le pouvoir au Hamas, quitte à utiliser un jour pour ce faire les forces de police entraînées par le lieutenant-général américain Keith Dayton. Quant au Hamas, il est prêt à tout pour le conserver, quitte à réprimer sauvagement l’opposition à Gaza.
    S’il fallait en croire les médias, le fossé entre Fatah et Hamas serait essentiellement de nature religieuse. Nul ne saurait, bien sûr, nier le poids de l’islam dans le débat, surtout en l’absence d’une alternative de gauche crédible, mais il serait absurde réduire à ce seul facteur le résultat du scrutin de janvier 2006. Sa cause majeure, c’est indiscutablement l’échec, du fait de l’intransigeance, de la répression et des manipulations israéliennes, de la stratégie politico-diplomatique choisie par l’OLP et en particulier par le Fatah dans les années 1970 : plus de trente ans après, Israël occupe et colonise toujours la Cisjordanie comme Jérusalem-Est, enferme Gaza et sabote toute négociation sérieuse.
    Autre facteur important : la corruption, l’inefficacité et l’autoritarisme de la gestion de l’Autorité palestinienne, dont le style de vie des dirigeants choque d’autant plus la rue palestinienne que le chômage et la misère y règnent. Ce facteur se reflète clairement dans le fait qu’en janvier 2006, le Hamas a distancé son rival dans le vote local, alors que, dans le vote national, il arrivait de peu en tête (42,9 % contre 39,8 %).
    C’est dire que la grille de lecture purement religieuse est inopérante : la plupart des électeurs ne se sont pas prononcés pour la destruction d’Israël (qui figure dans la Charte du Hamas, mais pas dans son programme politique), ni pour la reprise des attentats-kamikazes (auquel il a renoncé depuis janvier 2005) et encore moins pour l’islamisation de leur société par application intégrale de la charia. Bref, le 25 janvier 2006, une majorité de Palestiniens a surtout cru se doter d’un représentant mieux à même de négocier fermement avec Israël la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens et de gérer la Palestine de manière plus efficace et plus juste. Et les enquêtes d’opinion confortent cette vision [1].
    Cette analyse des causes de la victoire du Hamas ne serait toutefois pas complète si l’on n’y ajoutait une dimension économico-bureaucratique. C’est tout le mérite de la réflexion de Bernard Ravenel, dont cette brochure présente, après le colloque de Dijon des 18-20 novembre 2009, une version aboutie. Le président d’honneur de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) propose ici une approche complémentaire, mais visiblement essentielle : le bras de fer des deux principales bureaucraties palestiniennes, celle de l’Autorité et celle du Hamas, autour de la rente, en premier lieu internationale.
    Le financement extérieur a toujours joué un grand rôle dans le budget de l’OLP, et Yasser Arafat était passé maître dans son utilisation comme instrument de direction et de gestion des conflits. Mais, face à l’occupation et à la colonisation persistantes, et avec les destructions perpétrées par Israël en Cisjordanie et à Gaza, son poids s’est accru de manière considérable. Au total, depuis 1996, l’aide internationale, en majorité européenne s’est montée à près de 12 milliards de dollars, dont 1,5 pour la seule années 2009 — cette dernière n’a pas empêché l’Autorité d’enregistrer un déficit budgétaire de 400 millions.
    C’est cette aide qui permet à l’Autorité de régler les salaires de ses fonctionnaires, dont dépendent 40 % de la population. C’est elle qui porte à bout de bras la croissance économique [2] à laquelle la politique du Premier ministre Salam Fayyad a donné un nouvel essor. C’est elle enfin qui — avec le monopole sur les droits de douane et sur l’importation d’une trentaine de produits — offre à ceux qui la gèrent le plus de possibilités d’utilisation clientéliste, voire de corruption. Voilà qui apporte de l’eau au moulin de Bernard Ravenel.
    J’en viens, plus brièvement, à la seconde dimension du malaise des militants troublés par la division du mouvement national palestinien : la conception de la solidarité. Pendant des décennies, une certaine conception de l’« internationalisme prolétarien » — selon moi erronée d’emblée — a prévalu. Elle confondait sciemment solidarité et inconditionnalité. Son objectif n’était pas tant le soutien le plus large que l’approbation de toutes les actions d’une direction politique. Du coup, elle exigeait une adhésion sans faille à toutes les faces de cette action, les plus belles comme les plus noires.
    Cette confusion a coûté très cher, dans la mesure où elle décrédibilisait l’appel au soutien de grandes causes. L’apologie des crimes du stalinisme entachait l’empathie pour la première révolution socialiste de l’histoire de l’Humanité. Le silence persistant sur les agissements des Khmers rouges (ne) n’a pas permis de mesurer à temps la gravité du génocide auquel ils se livraient. Et l’enthousiasme aveugle pour la révolution culturelle décourageait la sympathie pour l’œuvre accomplie par les communistes chinois. Pour ne rien dire de l’« oubli » de la bataille des Afghans contre l’intervention de l’URSS, afin de ne pas irriter Moscou, etc. Sans oublier non plus le soutien acritique au FLN algérien devenu un parti de gouvernement antidémocratique et répressif ce qui n’a pas permis de comprendre le sens et la nature politique de la montée de l’islamisme politique avec toutes les conséquences dramatiques que l’on sait.
    De telles conceptions appartiennent au passé. Mais il en reste, ici et là quelques séquelles. L’une d’elle concerne, hélas, la Palestine. Ainsi, des années durant, nous nous sommes interdits d’analyser et de critiquer les aspects négatifs de l’action du Fatah et de l’OLP : conduite malencontreuse des négociations avec Israël, bureaucratie inefficace de l’Autorité palestinienne, clientélisme et corruption, répression violente contre les adversaires, islamistes en tête. Et cette autocensure a eu deux conséquences dommageables : d’une part, elle nous a associés, dans l’esprit d’une partie du mouvement de solidarité, à ces dérives ; de l’autre, elle ne nous a pas permis de pressentir l’évolution des rapports de force entre Fatah et Hamas ainsi que ses raisons.
    Au lieu de tirer les leçons de cette erreur, certains, dans le mouvement de solidarité, la répètent, mais cette fois avec le Hamas. Soucieux de ne pas écorner l’image du mouvement islamiste, ils taisent la répression que celui-ci poursuit dans la bande de Gaza, les tirs contre les manifestations de ses opposants, les genoux de militants du Fatah brisés à coups de balles et les assassinats commis durant l’offensive israélienne de l’hiver 2008-2009, plus, bien sûr l’islamisation rampante ou forcée de la population. Là encore, l’autocensure coûte cher : non seulement elle fait retomber l’opprobre de ces pratiques sur nous, mais elle affaiblit la bataille pour que la communauté internationale considère le Hamas comme un interlocuteur incontournable de la paix. Car ses erreurs n’enlèvent rien à la réalité politique créée par sa victoire électorale de janvier 2006.
    S’agissant de la Palestine, l’inconditionnalité comporte un aspect plus grave encore : elle paralyse la solidarité. Car nous sommes confrontés maintenant à deux mouvements rivaux, et cela paralyse bien des militants, qui se sentent appelés à choisir entre eux et ne le peuvent pas. C’est pourquoi il est temps, je crois, de le dire clairement : notre solidarité ne va pas à tel ou tel mouvement, au Fatah ou au Hamas, ou à toute autre composante du mouvement national. Non, elle va au peuple palestinien, à la cause palestinienne. Et autant cette solidarité nous engage à respecter les choix souverains des Palestiniens quant à leurs objectifs et à leur stratégie, autant elle nous laisse entièrement libres de juger et d’agir en conscience.
    Jean Ferrat nous a quittés il y a peu. Je lui laisse la conclusion, tirée de sa chanson « Le Bilan ». Elle va, c’est vrai, au-delà de la Palestine. Mais la lettre et l’esprit sont là :
    « C’est un autre avenir qu’il faut qu’on réinvente
    Sans idole ou modèle pas à pas humblement
    Sans vérité tracée sans lendemains qui chantent
    Un bonheur inventé définitivement
    Un avenir naissant d’un peu moins de souffrance
    Avec nos yeux ouverts et grands sur le réel
    Un avenir conduit par notre vigilance
    Envers tous les pouvoirs de la terre et du ciel
    Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
    Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui »
    Notes


[1] Cinq jours après le scrutin, selon l’institut Near East Consulting de Ramallah, 84 % des sondés se déclaraient favorables à une paix avec Israël (contre 16 %) ; 75 % estimaient en conséquence que le Hamas devrait supprimer la destruction d’Israël dans sa Charte (contre 25 %) ; 86 % souhaitaient que Mahmoud Abbas reste à son poste (contre 14 %). Interrogés sur les priorités que le Hamas devrait se donner, 40 % répondaient la lutte contre la corruption, 17 % l’action contre le chômage et la pauvreté, 17 % l’effort pour améliorer la sécurité et… 3 % l’application de la charia ! L’Humanité, 31 janvier 2006.

    [2] Selon le Premier ministre Salam Fayyad, le PIB de la Cisjordanie aurait progressé de 9 % en 2009 – ajouté à celui de Gaza, il reste inférieur de 30 % à celui de 1999. Entre-temps, en effet, la production industrielle a décru de 20 %, et la production agricole de 25 %.,