Rony Brauman répond à Macron : « La métaphore de la guerre sert à disqualifier tout débat »
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, approuve les mesures de confinement, mais dénonce la rhétorique martiale du chef de l’Etat : « Qualifier les soignants de “héros”, c’est gommer les raisons de la crise sanitaire. »
Par Eric Aeschimann
Publié le 27 mars 2020 à 17h09 Mis à jour le 27 mars 2020 à 22h50 L’OBS
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie, Rony Brauman a été président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994. Il est aujourd’hui directeur d’études à la fondation de l’ONG. Son dernier livre, « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », conversation avec Régis Meyran, est paru aux éditions Textuel en 2018. Interview.
Comment analysez-vous l’épidémie du Covid-19 et sa gestion par les autorités françaises ?
Cette épidémie n’avait pas été prévue, mais elle avait été prédite. De nombreux épidémiologistes avaient anticipé l’apparition d’un nouveau virus se répandant à la faveur de l’accroissement démographique, de l’accélération des voyages internationaux, de l’urbanisation, du changement climatique. Cette crainte, déjà ancienne, s’était renforcée avec les épidémies de sida, le Sras, le Mers, le Zika, le chikungunya, Ebola. Nous savions que le rêve d’un monde débarrassé d’un risque infectieux était une illusion et les gouvernements successifs ne pouvaient méconnaître ces analyses. Cela ne les a pas empêchés, depuis des années, de réduire les capacités des hôpitaux, avec les effets que l’on voit aujourd’hui. Plus de 4 000 lits ont été supprimés ces trois dernières années, mais c’est depuis trente ans que gagne une logique comptable, entrepreneuriale (notamment la loi Hôpital, Patient, Santé, Territoire de 2009, qui concrétise la notion d’« hopital-entreprise », introduite par Claude Evin dès 1989).
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Pourtant, aujourd’hui, Emmanuel Macron ne tarit pas d’éloge sur le personnel hospitalier…
Ses propos qualifiant les soignants de « héros » me semblent particulièrement mal venus. Cette qualification a quelque chose de pervers, parce qu’elle gomme les raisons de la crise sanitaire. Outre qu’elle oubliait les autres professions qui continuent à travailler pour que notre vie soit encore vivable (éboueurs, policiers, livreurs, caissières, producteurs, distributeurs de produits essentiels), elle met les soignants dans une position délicate. Un héros, ça ne demande pas des journées de récupération pour s’occuper de ses enfants, de prime de risque, un salaire décent. On sait bien qu’une partie du vidage des hôpitaux vient de ce qu’on paye les gens de façon indécente. Brandir la figure du héros, c’est sous-entendre par contraste la médiocrité de revendiquer des conditions de travail correctes.
Pourtant, quand les gens applaudissent à leurs fenêtres à 20 heures, n’est-ce pas aussi une façon de saluer dans les soignants des figures héroïques ?
Si, bien sûr, et je m’y associe. Ces applaudissements constituent un rite de reconnaissance collective vis-à-vis d’une catégorie qui s’expose de façon constante, quotidienne. Mais ils ne doivent pas être séparés d’une interrogation politique sur les restrictions budgétaires imposées depuis des années à ceux qui sont considérés aujourd’hui comme les sauveurs de la nation. J’ajoute que, dans les propos d’Emmanuel Macron, cette héroïsation n’est que le complètement logique du discours de la guerre, la métaphore du combat engagé contre l’ennemi invisible.
Cette notion ne me semble pas la bonne. Nous sommes face à une catastrophe. Au moment où nous parlons, des structures de soins sont débordées et l’on voit réapparaître les méthodes de la médecine de catastrophe, mises au point, il est vrai, par la médecine militaire mais élargies aux situations de crises majeures, notamment de catastrophes naturelles : les techniques de triage séparant les gens qu’on va pouvoir aider à sortir et ceux pour lequel le pronostic est trop mauvais, relèvent typiquement de la médecine de catastrophe.
De façon plus générale, cette métaphore est trompeuse, en ce qu’elle laisse entendre que la santé passe par la défaite de la maladie. Mais la maladie fait partie de la vie et l’on devrait parler de droit à la maladie, plutôt que de droit à la santé. Je pense au philosophe Georges Canguilhem observant que pour la plupart des gens, la santé, ce n’est pas l’absence de maladie mais la possibilité de tomber malade et de s’en relever.
Mais n’est-il pas vrai que nous combattons un ennemi : le virus ?
Un point, encore : depuis Pasteur, le germe infectieux place les sociétés dans une situation complexe. Dès lors que nous sommes tous potentiellement vecteurs de contagion, chaque individu devient une menace pour la collectivité, chaque voisin est un risque potentiel. Et inversement, l’individu se sent menacé par le groupe, qui peut cacher des malades, et il va donc chercher à s’en isoler. Le confinement nous demande d’être à la fois solidaires et individualistes.
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C’est le paradoxe de l’épidémie, que dissimule la métaphore de la guerre. Dire qu’on mène une guerre contre un virus, c’est prendre le risque d’alimenter la guerre de tous contre tous, chacun étant potentiellement le vecteur de l’ennemi invisible. Quand j’entends le président conclure son discours de Mulhouse, le 25 mars, par un martial « Nous ne céderons rien ! », je suis abasourdi. Céder quoi, à qui ?
Craignez-vous la restriction des libertés liée au confinement ?
J’approuve le confinement et des mesures actuellement en vigueur, à défaut d’autres moyens de protection pour l’instant. Ces mesures sont le résultat, forcément instable, de la recherche d’un équilibre entre trois exigences : la sécurité sanitaire, la liberté des individus et la continuité de la machine économique. La liberté peut être restreinte, mais il est impossible de confiner tout le monde, car une partie l’activité économique doit se poursuivre, sous peine d’une morte lente générale. Je rappelle qu’une épidémie peut faire plus de victimes indirectes que directes, comme cela a été probablement le cas d’Ebola : je pense aux malades qui n’ont pas pu se soigner, qui ont été conduits à une issue fatale à cause de la paralysie des régions frappées par la maladie.
Pour ma part, je comprends le retard de confinement mis en œuvre en France : l’exigence de santé publique était en balance avec l’exigence de liberté et l’exigence de continuité économique. Prenons garde à ne pas porter sur les mesures du gouvernement Philippe un regard anachroniquement sévère ! Reste que je m’inquiète de l’empilement des mesures autoritaires. N’oublions pas que des dispositions de l’état d’urgence antiterroriste ont été intégrées à la loi ordinaire et appliquées contre des militants écolos et syndicalistes. On doit craindre une reproduction de ce précédent.
Portez-vous le même regard compréhensif sur la stratégie de la France en matière de masques et de tests ?
Non ! Ce sont clairement deux loupés de la politique et de la communication gouvernementales. Autant j’apprécie les points quotidiens de Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, et son ministre Olivier Véran, qui sont très pédagogiques, didactiques, non arrogants, autant la question des masques et des tests a été traitée de façon extrêmement grossière, là encore infantilisante comme l’est la métaphore de la guerre. Ils auraient pu reconnaître qu’il y avait un retard à rattraper – retard imputable aux gouvernements successifs et non au seul gouvernement Philippe – et qu’il fallait plus de masques et plus de tests. Ils pouvaient expliquer que le rationnement ne durerait pas, qu’ils y travaillaient, bref traiter leurs concitoyens en adultes.
Au lieu de cela, ils ont choisi de tenir un discours de déni. « Pourquoi ne pas faire plus de tests ? – Parce que c’est inutile ! » « Pourquoi ne pas distribuer pas plus de masques ? – Parce que c’est inutile !»
Et ce n’est pas vrai…
Oui, c’est mensonger et ce point-là n’a rien à voir avec les choix difficiles, évolutifs, du confinement et de ses limites. Les masques sont indispensables pour les personnels soignants et pour les professions exposées au public. Quant au test, on nous explique qu’il n’est utile que pour les cas graves. Ce n’est pas vrai ! Dans les cas graves, il ne fait que confirmer le diagnostic clinique, alors que dans les cas moins graves ou bénins, il permet de connaître le statut sérologique des individus. On peut alors choisir pour chacun la solution adaptée : confinement à la maison, isolement dans des structures médicalisées (pour ne pas engorger l’hôpital) et hôpital (si nécessaire). Je suis consterné que les porte-parole du gouvernement se soient cramponnés à cette pseudoscience. Un tel manquement est très contre-productif car il vient affaiblir la confiance que l’opinion peut avoir dans d’autres mesures gouvernementales, qui, elles, sont tout à fait argumentables, tel que le confinement.
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Derrière ce loupé, y a-t-il des dissensions internes au champ médical ? Certains scientifiques ont-ils sous-estimé l’épidémie ?
La médecine n’est pas une science, c’est une pratique scientifiquement informée. On le voit à l’échelle d’un organisme individuel : le corps n’est pas une matière inerte qui répondrait toujours de la même façon aux mêmes actions. Pour les questions de santé publique, c’est encore plus net, car la médecine est alors confrontée à toutes sortes d’événements inattendus et d’une variabilité extrême. La science aide à prendre les décisions, mais elle ne sait pas tout et, dans l’incertitude, ce sont les politiques qui doivent trancher.
Sur cette épidémie, il n’y a pas de consensus médical ?
Non, pour les raisons que je viens de dire. De plus, la familiarité des médecins avec les réalités épidémiologiques est très limitée. Le métier des médecins est de soigner les pathologies, mais pas forcément de connaître leur diffusion. Cela relève d’un autre type de savoir : l’épidémiologie. Il y a les épidémiologistes médecins, bien sûr, mais aussi des épidémiologistes non-médecins, notamment les statisticiens, les modélisateurs, qui n’ont pas la même approche que les médecins. Il peut y avoir des désaccords et c’est alors au politique de trancher, et de s’en expliquer. Néanmoins, sur la question de l’intérêt des masques et des tests pour gérer l’épidémie au mieux, il y a un consensus quasi-total.
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Mais alors, pourquoi les principaux responsables de la santé en France ont-ils dit le contraire ? Après tout, Jérôme Salomon et Olivier Véran, ainsi que sa prédécesseure Agnès Buzyn, sont tous des médecins…
C’est un mystère. Mon hypothèse, toute personnelle, est qu’il s’agit d’un effet de la propension des responsables politiques à la rigidité comme preuve de leur détermination. En toutes circonstances, ils veulent afficher leur assurance et voient dans toute remise en question un affaiblissement de leur autorité. Le fantasme de toute-puissance est à l’œuvre ! C’est ce que nous disait encore Macron, qualifiant de « polémiques », forcément stériles, et de tentatives de « fracture » de la société, forcément dangereuses, les critiques qui lui sont adressées. Il faut « faire bloc », c’est-à-dire marcher au pas, fleur au fusil. Où l’on voit que la métaphore de la guerre sert à disqualifier toute mise en débat.
Vous-même, avez-vous changé d’avis sur l’épidémie ?
J’ai hésité en janvier, mais j’ai été assez rapidement convaincu que le risque pandémique était bien réel, tout en considérant la réaction des pouvoirs publics en France était correcte, et que par exemple on n’avait pas de raison de coller immédiatement à ce que faisait l’Italie. Il y a eu des discussions, y compris au sein de Médecins sans frontière, où certains étaient très sceptiques. Dès le début février, il a été clair que la cinétique de l’épidémie était inquiétante, en découvrant que des patients asymptomatiques pouvaient être transmetteurs du virus.
Dans une épidémie, ce n’est pas le chiffre de mortalité à un instant T qui importe. On peut toujours comparer ces chiffres à bien d’autres, comme l’ont fait trop longtemps les « corona-sceptiques ». C’est le temps de doublement des cas qu’il faut regarder attentivement : 2,5 jours pour le Covid-19. Là, on comprend assez rapidement que la progression est effrayante, surtout si on le rapporte aux mesures de confinement, qui mettent quinze jours à commencer à produire de l’effet : en quinze jours, on a six fois le doublement des cas, ce qui signifie qu’un porteur contamine 64 personnes en quinze jours, 244 en un mois.
Que pensez-vous de la polémique sur la chloroquine ? N’est-ce pas affligeant, dans une telle période ?
La forme a été parfois affligeante, mais pas la controverse elle-même. Ce qui donne le caractère polémique à cette discussion, c’est le sentiment de vivre une tragédie collective dans laquelle tout désaccord prend une dimension énorme. Mais, en temps normal, c’est le lot commun du travail médical. Pour des pathologies émergentes et même pour des pathologies déjà connues, il faut des années d’essais cliniques et de traitement pour obtenir un consensus. Regardez les médicaments contre le cholestérol, qui font l’objet d’une controverse très vive depuis plusieurs années. Ce n’est pas parce qu’on est en période d’état d’urgence sanitaire qu’il faudrait fermer la porte aux discussions contradictoires, aux critiques. Surtout pas. Nous avons besoin de cette pluralité d’avis. Cela étant dit, la façon dont Didier Raoult a présenté la chloroquine comme un médicament miracle appartient plus à un prophète qu’à un spécialiste de santé.
Il n’y aura pas de médicament miracle pour le Covid-19 ?
Non, pas plus qu’il n’y en a eu pour les autres infections. Cela me rappelle l’annonce faite en 1985 par le professeur Andrieux, accompagné de la ministre de la Santé d’alors, Georgina Dufoix, donnant la cyclosporine comme le médicament qui allait tout changer à partir d’un essai sur quelques cas. Pour ce qui est de la chloroquine, ses effets antiviraux et antibactériens sont bien connus, mais l’essai de Marseille n’a rien de concluant, contrairement à ce qu’en disent certains, y compris des politiques qui se croient autorisés à avoir un avis sur cette question totalement technique. C’est une ressource possible, il faut la tester. Le bon côté de cette controverse, c’est que la chloroquine va être jointe aux nombreux essais cliniques en cours. Mais il ne faut pas créer de faux espoirs. Didier Raoult a un passé de chercheur sérieux, mais son personnage de génie autoproclamé n’incite pas à la confiance. Quant à la validité de son essai, elle a été très précisément analysée.
Parmi les multiples réflexions suscitées par l’épidémie, il y a cette idée que la nature malmenée par la mondialisation serait en train de se venger avec ces différents virus venus du monde animal. Qu’en pensez-vous ?
Le point commun du Covid, du Sras, du Mers et d’Ebola est que ces maladies sont le fruit d’un passage de la barrière virale d’espèces entre les animaux et les hommes. L’extension des certaines mégapoles entraîne une interpénétration entre ville et forêts : c’est le cas d’Ebola, qui trouve son origine dans la présence des chauves-souris en ville. Mais ce paramètre, s’il faut l’avoir à l’esprit, est à manier avec une certaine retenue. Car il s’agit d’une constance dans l’histoire des épidémies : la plupart, à commencer par la peste, sont liées à ce franchissement. L’homme vit dans la compagnie des animaux depuis le néolithique, notre existence est rendue possible par cette coexistence. Mais la peste avait été importée par la puce du rat qui était disséminé sur les bateaux et les caravanes ; pour le corona, ce sont les avions qui ont fait ce travail.
La spécificité du Covid-19, c’est sa vitesse de diffusion. Le professeur Sansonnetti, infectiologue et professeur au Collège de France, parle d’une « maladie de l’anthropocène » : en superposant la carte de l’extension du virus et celle des déplacements aériens, il montre que les deux se recouvrent parfaitement. L’enjeu est donc moins la façon dont la mondialisation malmène la nature, mais dont elle ouvre des avenues à des germes.
Faut-il refermer ces avenues ?
Le propre du vivant, c’est de chercher à répandre ses gènes et le virus obéit à une logique de vie, qui s’inscrit dans une dialectique entre contagiosité et mortalité. Il lui faut trouver des vecteurs – des organismes vivants – qui lui permettent de se répandre. Mais s’il tue trop vite ces vecteurs ou s’il ne trouve pas de nouveaux organismes à contaminer, il arrive à une impasse et meurt. Ce que vise le confinement, c’est à mettre le virus dans une impasse : chacun doit être le cimetière du virus. C’est ici que l’on voit la limite de la méthode : cet isolement total serait notre cimetière à tous, pas seulement celui du virus.
Allons-nous éradiquer le Covid-19 ?
Certainement pas. L’éradication des maladies infectieuses est une lubie post-pasteurienne, qui a connu son apogée dans les années 1970 avec l’éradication de la variole. Mais comme je le rappelais plus tôt, c’est à une succession d’épidémies, principalement virales, que l’on assiste depuis les années 1980. Pour les éradiquer, c’est la nature elle-même qu’il faudrait supprimer. Nous allons nous habituer à vivre avec ce virus comme avec ses prédécesseurs : l’immunité de groupe, les vaccins, les traitements y contribueront, sans faire disparaître le virus. La question essentielle que nous devrons nous poser est celle des leçons politiques à en tirer, en commençant par constater que ni le changement climatique, ni les précédentes épidémies n’ont jusqu’à présent servi à s’y mettre réellement.
Propos recueillis par Eric Aeschiman
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, approuve les mesures de confinement, mais dénonce la rhétorique martiale du chef de l’Etat : « Qualifier les soignants de “héros”, c’est gommer les raisons de la crise sanitaire. »