Tribunes – le 18 Novembre 2011
L’Humanité des débats Histoire
Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes
Mots clés : langues régionales, langue française, histoire,
Marie-Jeanne Verny, enseignante à l’université de Montpellier, réseau Langues et cultures de France
En juin 1794, on ne parle exclusivement le français que dans 15 départements, sur 83. Il a donc fallu une volonté politique implacable pour l’imposer dans toute la France. Mais en éradiquant quasiment l’usage des langues régionales, c’est une part du patrimoine culturel qui a été effacée.
Faire comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter a constitué le fondement de la politique linguistique en France depuis la Révolution. L’Ancien Régime refusant l’accès des classes subalternes à l’instruction au motif que cela créerait des déclassés et mettrait en péril l’ordre social, l’acquisition du français – celui des élites – devint une sorte de bastille à prendre, de sésame pour avoir droit à la parole.
La Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant. Ainsi, c’est la multiplication, dans le Sud-Ouest, au printemps 1790, de révoltes paysannes dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu les empêcher du fait que les émeutiers ne comprennent pas le français qui amène l’abbé Grégoire, prêtre rallié au tiers état et devenu député de la Convention, à préparer un « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le “patois” et d’universaliser l’usage de la langue française ». Supprimer le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres. Non sans naïveté, ceux-ci se disent : quand ils parleront comme nous, ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur fixerons.
Les langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme une menace pour l’unité territoriale de la France. Ce qui est en jeu est fondamentalement d’ordre social. Et ce n’est pas la peur mais un grand mépris qui accompagne l’illégitimation de toute pratique langagière non conforme à celle des dominants.
Les historiens bourgeois ont assez tôt mis au point un discours sur l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité, depuis les temps les plus anciens, l’ensemble des faits qui se sont déroulés sur le territoire de la France, relativisant d’autant l’importance de la rupture révolutionnaire. Cela permet d’ailleurs, encore aujourd’hui, à certains de saluer l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 comme fondement de la politique républicaine en matière de langue. Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien précise : il devait servir de base à une réconciliation entre la France d’avant 1789 et celle d’après, sous la direction idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire de la totalité de l’héritage historique et culturel français. Il permettait ainsi le ralliement de la plus grande partie des monarchistes puis des catholiques à la République.
Cependant, pour tous ces ralliés tardifs, l’appartenance à la communauté nationale n’est pas fondée sur l’adhésion aux valeurs abstraites de liberté, égalité, fraternité mais sur le culte d’une entité présentée comme éternelle et charnelle. Elle n’est pas fondée sur le choix en conscience d’un projet d’avenir pour la société, mais sur un acte de foi impliquant de la part de quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole que celle de la nation, qu’elle soit provinciale ou étrangère, le sacrifice de cette mémoire et de cette parole. D’où le culte du français comme langue unique et mystique, et la nécessité du reniement de tout ce qui lui est étranger.
Depuis le XIXe siècle, le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique. Pour les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, communistes, d’accord sur ce point à de rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes populaires était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites sans la critiquer, sans se poser la question des valeurs véhiculées. Et sans admettre que les cultures des classes subalternes pouvaient être porteuses de valeurs progressistes. Or, se référer à la République impose de garder à l’esprit ses contradictions. L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais un savoir partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des classes dominantes. La République chante le progrès social, mais elle fait tirer sur les ouvriers en grève. Elle est humaniste, mais elle mène une politique coloniale agressive et nie la culture des peuples dominés.
Le français a été au cours des siècles le véhicule des discours les plus progressistes comme des plus régressifs. Il en va de même pour toutes les autres langues. L’enjeu aujourd’hui est de faire circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité culturelle française, d’abord pour restituer aux cultures qui en sont partie prenante le respect dont elles ont été privées. Ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité, dans les sociétés plurielles du siècle qui commence, doit être une priorité absolue. Les langues de France ont été, à leur façon, le laboratoire où se sont élaborées les convictions simples qui ont mené à la négation des cultures des peuples colonisés. Elles peuvent avoir leur place dans le laboratoire où se fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau, apte à répondre aux défis des temps qui viennent.
Chronologie
1539. Ordonnance de Villers-Cotterêts : pour éviter tout problème d’interprétation du latin, les actes officiels seront désormais rédigés en « langage maternel françois ».
1635. Création de l’Académie française nommée par le roi.
1850. Loi Falloux : « Le français sera seul en usage dans l’école », article repris par Jules Ferry en 1881.
1941. Le régime de Vichy autorise l’enseignement facultatif des « idiomes locaux ».
1951. Après des propositions de loi communistes pour le breton et le catalan, la loi Deixonne autorise l’enseignement des langues régionales à l’école publique.
1992. Apparition dans la Constitution du français comme « langue de la République ».
2001. La délégation générale à la langue française s’adjoint à son nom « et aux langues de France ».
2008. Article 75-1 ajouté à la Constitution : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »
2011. Examen de français pour les étrangers demandant leur naturalisation.
Marie-Jeanne Verny
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Article de Marie-Jeanne Verny sur les langues régionales
Soumis le 28 novembre, 2011 – 10:15 par Emmanuel Ontivero-Salas (non vérifié).
Bravo à Marie Jeanne Verny,
Elle souligne par cet article clair et lucide combien Michelet, Lavisse et autres “vulgarisateurs” d’une histoire quelque peu travestie — il fallait écrire le “roman national” qui fut immortalisée par la célèbre antienne “Nos ancêtres les Gaulois” — ont bâti une histoire que la IIIème république s’est évertuée à voir programmée, enseignée à tous les enfants de France, de Navarre et de l’Empire colonial.
Pour être né en Algérie, dans un quartier pauvre d’une ville anciennement castillane, j’ai “subi” cette histoire française scandée en français par les dates et événements qui fondaient (alors) une France éternelle.
J’espère que cet article permettra à M. Mélenchon à propos des langues de la République (Félix Marcel Castan les appelaient ainsi) de ne plus dire : “Cachez ce sein que je ne saurais voir”.
article M-J Verny
Soumis le 27 novembre, 2011 – 17:06 par Pierre Salles (non vérifié).
Bravo à l’Huma pour la publication de cet article. Bravo à Marie-Jeanne Verny pour son contenu. Je rappelle au passage que la seule véritable constante idéologique (en gros !) entre l’ancien régime et le régime républicain en France, c’est la volonté forcenée d’éradiquer les cultures de France autres que le français. Pourtant, la langue française s’est toujours nourrie de ses langues dites régionales : quand on dit “c’est une chipie” on parle basque et quand on emploie le mot “amour”, on parle occitan. Il est évident que tuer les cultures régionales c’est rendre le français malade…
c’est tout à l’honneur de
Soumis le 21 novembre, 2011 – 20:58 par Bruno PEYRAS (non vérifié).
c’est tout à l’honneur de l’Huma de publier cet article de MJ Verny. Bravo !
dommage que la gauche, le PCF et le Front du même nom véhiculent au travers de la candidature de M. Mélenchon les pires des clichés et le pire des mépris pour les langues dites “régionales” , je préfèrerais dire “historiques”, ou comme dit MJ Verny “langues du peuple” car certaines (catalan, basque, occitan) sont transfrontalières et débordent le cadre régional étriqué qu’on leur attribue à tort.
Malheureusement, certains à gauche aujourd’hui reprennent les pires des refrains sur ces langues populaires. On est loin du dialogue et de l’ouverture que représentèrent chacun en leur temps, l’ouvrage de René Merle paru aux Editions Sociales en 1977 “Culture Occitane, per abançar” ou, plus ancienne, la préface qu’écrivit Aragon à l’Anthologie de la Poésie Occitane d’Andrée-Paule Lafont. M. Mélenchon préfère déployer son énergie au Sénat à empêcher la maigre inscription des langues régionales dans la Constitution française. Pour clarifier le débat, il serait souhaitable que le PCF et le Front de Gauche inscrivent à leur programme la ratification de la Charte Européenne des Langues Régionales.Il serait au moins souhaitables qu’ils appellent à participer à la manifestation pour la langue occitane qui sera organisée le 31 mars 2012 à Toulouse (après celles de 2005, 2007, 2009 qui avaient réuni des dizaines de milliers de personnes venues de toute l’Occitanie).
langues régionales
Soumis le 23 novembre, 2011 – 19:29 par Tangi LOUARN (non vérifié).
Merci à Marie-Jeanne Verny pour cette analyse très claire de l’histoire des langues en France. Malheureusement, comme le signale Bruno Peyras, la candidature de M. Mélenchon et les positions ultranationalistes du Parti de Gauche constituent une grave régresssion idéologique. Contrairement au PCF qui s’est toujours prononcé pour la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, notamment lors des Présidentielles, le Parti de Gauche (ou prétendu tel), dans un communiqué du 15 novembre 2011, s’oppose à cette ratification, dans les mêmes termes que le rapport Mélot-UMP au Sénat en juin dernier, selon lesquels elle donnerait des droits pour une catégorie de citoyens. Comme si tous les citoyens n’avaient pas les mêmes droits d’accès aux langues et cultures régionales, quelle que soient leurs origines. Comme si, dans le contexte d’aujourd’hui, l’enseignement de et en langue régionale n’aboutissait pas à un bilinguisme et un plurilinguisme facteurs d’ouverture et de compréhension du monde à l’opposé de l’exaltation d’un monolinguisme national francophone et à l’éradication de langues dont les traumatismes se transmettent entre générations. Cette vision du monde, niant la diversité culturelle et en même temps l’égale dignité des personnes et des peuples qui s’expriment à travers la diversité des langues et des cultures est dans la droite ligne de l’idéologie coloniale que certains ont voulu réhabiliter récemment par une loi scélérate heureusement abrogée par un sursaut d’abord de peuples d’Outre-Mer, avec Aimé Césaire notamment. Ces positions du PG sont évidemment contraires aux droits humains fondamentaux, construits progressivement à travers les échanges dans les différents organismes internationaux. Cela nous renvoie à l’histoire coloniale qui a effectivement bien commencé en France, ne serait-ce que pour constituer une armée qui s’est illustrée dans bien des crimes contre l’humanité, occultés ou amnistiés (Madagascar, Indochine, Algérie, Cameroun…) Le remarquable film “l’ordre et la morale” de Mathieu Kassovitz actuellement dans les salles, ne peut qu’être recommandé pour donner ne serait-ce qu’une idée de cette histoire coloniale encore plus criminelle et de bien plus grande ampleur.
commentaire article Madame Verny
Soumis le 23 novembre, 2011 – 15:17 par Alain Kervern (non vérifié).
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai lu l’article de Madame Verny.Il met l’accent sur la dimension profondément légitime et démocratique de la promotion des langues de France.Quelle différence avec le ton du programme de M.Mélenchon en la matière, dont les accents “Front National” plombent complètement d’autres aspects de son programme social, par ailleurs intéressants. Alain Kervern, Union Démocratique Bretonne