Les deux bouts de la langue, par Michel Onfray, philosophe.
| 10.07.10 | Le Monde
Au commencement était Babel, chacun connaît l’histoire : les hommes parlent une seule et même langue, dite “adamique”, celle du premier d’entre eux. Puis ils se proposent de construire une immense tour destinée à pénétrer les cieux. Pareille architecture suppose que les hommes habitant le même élément que Dieu en deviendraient de facto les égaux. Cette volonté prométhéenne agit comme une autre formule du péché originel car, goûter du fruit de l’arbre de la connaissance, c’est savoir tout sur chaque chose, autrement dit, une fois encore, égaler Dieu. Il y eut une sanction pour le geste d’Eve, personne n’a oublié… De même pour celui des constructeurs de Babel : la confusion des langues.
Dieu qui est amour, rappelons-le pour qui aurait la fâcheuse tendance à l’oublier, descend sur Terre pour constater de visu l’arrogance de ces hommes. “Il dit : “Voilà qu’à eux tous ils sont un seul peuple et ont un seul langage ; s’ils ont fait cela pour leur début, rien désormais pour eux ne sera irréalisable de tout ce qu’ils décideront de faire. Allons ! Descendons et là, brouillons leur langage, de sorte qu’ils n’entendent plus le langage les uns des autres.” Et Yahvé les dispersa, de là, à la surface de toute la Terre, et ils cessèrent de bâtir la ville” (Gen. 11, 6-7) – où comment semer la discorde…
Dès lors, il y eut des langues, certes, mais surtout l’incompréhension parmi les hommes. De sorte que la multiplicité des idiomes constitue moins une richesse qu’une pauvreté ontologique et politique. On se mit alors à parler local, ce que d’aucuns célèbrent aujourd’hui comme le fin du fin. Je songe aux “nationalistes”, plus justement nommés “indépendantistes régionaux”, qui font de la langue un instrument identitaire, un outil de fermeture sur soi, une machine de guerre anti-universelle, autrement dit un dispositif tribal.
Précisons que le politiquement correct passe souvent sous silence cette information qu‘il n’existe pas une langue corse, une langue bretonne, mais des dialectes corses ou bretons, chacun correspondant à une étroite zone géographique déterminée par le pas d’un homme avant l’invention du moteur. Le mythe d’une langue corse ou d’un unique parler breton singe paradoxalement le jacobinisme honni, car lesdites langues régionales sont compartimentées en groupe de dialectes – j’eus des amis corses qui, le vin aidant, oubliaient un instant leur religion et leur catéchisme nationaliste pour avouer qu’un berger du cap corse ne parlait pas la même langue que son compagnon du cap Pertusato ! Babel, Babel…
La langue régionale exclut l’étranger, qui est pourtant sa parentèle républicaine. Elle fonctionne en cheval de Troie de la xénophobie, autrement dit, puisqu’il faut préciser les choses, de la haine de l’étranger, de celui qui n’est pas “né natif” comme on dit. Or, comme une espèce animale, une langue obéit à des besoins relatifs à une configuration temporelle et géographique ; quand ces besoins disparaissent, la langue meurt. Vouloir faire vivre une langue morte sans le biotope linguistique qui la justifie est une entreprise thanatophilique. Son équivalent en zoologie consisterait à vouloir réintroduire le dinosaure dans le quartier de la Défense et le ptérodactyle à Saint-Germain-des-Prés…
A l’autre bout de la langue de fermeture, locale, étroite, xénophobe, il existe une langue d’ouverture, globale, vaste, cosmopolite, universelle : l’espéranto. Elle est la création de Ludwik Zamenhof, un juif de Bialystok, une ville alors située en Russie (en Pologne aujourd’hui). Dans cette cité où la communauté juive côtoyait celle des Polonais, des Allemands et des Biélorusses, les occasions de ne pas se comprendre étaient nombreuses. En ces temps, déjà, Dieu pouvait jouir de son forfait. Fin 1870-début 1880, l’espéranto se propose donc le retour au Babel d’avant la colère divine.
A l’heure où le mythe d’une langue adamique semble prendre la forme d’un anglais d’aéroport parlé par des millions d’individus, on comprend que la langue de Shakespeare mutilée, amputée, défigurée, massacrée, dévitalisée, puisse triompher de la sorte puisqu’on lui demande d’être la langue du commerce à tous les sens du terme. Vérité de La Palice, elle est langue dominante parce que langue de la civilisation dominante. Parler l’anglais, même mal, c’est parler la langue de l’Empire. Le biotope de l’anglais a pour nom le dollar.
Mais cette langue agit aussi comme un régionalisme planétaire : elle est également fermeture et convention pour un même monde étroit, celui des affaires, du business, des flux marchands d’hommes, de choses et de biens. Voilà pour quelle raison l’espéranto est une utopie concrète à égalité avec le projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, autant d’idées de la raison dont le biotope n’est pas “l’avoir” mais “l’être” – plus particulièrement “l’être ensemble” sans perspective d’échanges autres que de biens immatériels.
L’espéranto propose d’habiter une langue universelle, cosmopolite, globale qui se construit sur l’ouverture, l’accueil, l’élargissement ; elle veut la fin de la malédiction de la confusion des langues et l’avènement d’un idiome susceptible de combler le fossé de l’incompréhension entre les peuples ; elle propose une géographie conceptuelle concrète comme antithèse à la religion du territoire ; elle parie sur l’être comme généalogie de son ontologie et non sur l’avoir ; elle est le voeu d’une nouvelle Grèce de Périclès pour l’humanité entière – car était grec quiconque parlait grec : on habitait la langue plus qu’un territoire – ; elle est la volonté prométhéenne athée non pas d’égaler les dieux, mais de faire sans eux, de quoi prouver que les hommes font l’histoire – et non l’inverse.
Les passages en gras sont de notre fait.
Quand on fume et que l’on a un cancer, on ne s’en prend pas à son Medecin … Michel Onfray, Quand on nique sa mère on ne s’en prend pas à Freud.
La philosophie étant l’amour de la Sagesse, avant de vous en attaquer à la Langue Corse, il serait bien que vous tourniez la votre 7 fois dans la bouche!
Quel dommage qu’Onfray n’ait pas publié cet article en espéranto, mais en français, langue qui malheureusement exclut plus de 5 milliards d’étrangers…
Quel dommage également qu’il ne se rende pas compte que toute langue a un niveau plus ou moins avancé de variation, le français y compris. Il existe une langue bretonne tout comme il en existe les dialectes. Mais il existe également le français québécois ou suisse, ou que sais-je encore. Il faut être naïf pour croire qu’une langue unique pourra résister au variationnisme.
Je me permets de renvoyer à une réponse que j’ai adressée au journal et qui l’a publiée en ligne et à d’autres réactions, toutes accessibles à partir de
http://taban.canalblog.com/archives/2010/07/14/18580866.html
Onfray veut se faire élire à l’Adaméquie Française ?
Michel Onfray ferait vraiment mieux de ne pas s’improviser linguiste.
L’esperanto est une illusion et un non-sens total : primo une langue ne se décrète pas ; secundo, l’esperanto n’est en rien universel, mais un simple véhicule d’oppression culturel de plus, issu d’une idéologie culturelle précise, élitiste de par le nombre ridiculement petit de personnes qui le parlent. Ça me rappelle bien plus la novlangue d’Orwell et les délires d'”unité” et de “pureté” de toutes les idéologies totalitaires qu’une quelconque libération. L’impérialisme culturel non merci.
Du reste, on peut parfaitement être internationaliste et révolutionnaire tout en cultivant sa langue régionale. On devrait le savoir en Alsace, en particulier.
Michel Onfray n’est pas un linguiste. Il existe une langue corse, celle qui est enseignée à l’école et à l’université, que l’on peut écouter aux informations régionales ou dans des chansons. C’est la langue académique, celle du consensus, des médias. Il existe des dialectes corses qui sont encore parlés dans des régions, des pièves, et parfois, un locuteur du Cap corse ne comprend plus pendant un moment un autre de Balagne. Il y a un atlas qui répertorie les différences de vocabulaire ou les variantes phonétiques. La coexistence d’une langue établie par des grammairiens et celle des dialectes n’est pas incompatible. Au contraire. Rendre compte des variétés, les intégrer à l’enseignement et à la modernité, est une source d’enrichissement. Voilà pour la partie linguistique. Quant à celle, plus suggestive, de l’opinion, elle fait passer Michel Onfray pour un énervé. Et puisque ses sources se cantonnent aux apéritifs chargés, je me rappelle d’anecdotes : de touristes enchantés d’écouter sans guère comprendre un ancien parler dans son dialecte, un corse de la diaspora replonger à ses racines, un ado s’enthousiasmer pour un refrain d’I Muvrini… Le multilinguisme n’a rien d’une haine. Le sentir comme telle tient du complexe pur et simple. L’exercice de faire d’une langue un outil de mépris ne fonctionne pas. Si le corse était une langue dominante peut-être cela serait le cas, mais pas dans cette situation d’infériorité, de minorité. Apprendre le corse peut être motivé par une révolte en réponse à la mort lente d’une culture, le parler est le reflet de la personnalité de celui ou celle qui l’emploie, et l’employer dans un soucis d’exclusion ne fonctionne guère, si ne n’est avec ceux enclin à s’enflammer ou à se refermer, à sa seule tonalité. Une langue surtout parlée, encore peu académique, vivante pour beaucoup dans les campagnes, dans les chansons, est forcément ouverte, elle ne peut être un vecteur d’exclusion. La haine est du côté des ignares, di a filosufia di e zurlone.