Israël : autoportrait de la geôlière

Par IVAN SEGRÉ Philosophe franco-israélien et talmudiste

La prison d’Abou Ghraib a semble-t-il fait date dans l’histoire de la photographie, inaugurant un genre nouveau : l’autoportrait du geôlier. On a donc, à juste titre, souligné l’identité de genre entre les clichés d’Abou Ghraib et ceux de la jeune Israélienne éternisant, sur Facebook, ses souvenirs de soldate. Mais outre l’identité de genre, ce qui doit nous arrêter, c’est l’abîme qui les sépare.

Dans les clichés d’Abou Ghraib, le geôlier pose en maître des supplices. Les prisonniers sont nus, encagoulés et leurs tortionnaires les font ramper, les entassent les uns sur les autres, entre-noués tels des corps sans visage, sans pattes, réduits non tant à l’état de bête qu’à l’état de chose, obscène, phallique : la chose du maître des lieux. Le discours de l’Amérique de Bush, ses représentations, sa morale ont ainsi buté sur ces photographies comme on bute sur quelque réel, sur quelque trou sans fond. En guise de croisade contre le mal, ce que donnait à voir cette Amérique, c’était donc rien d’autre que ça : un maître qui impose sa loi au monde, autrement dit un maître de la jouissance, cynique, obscène, impitoyable. Conclusion de l’histoire : sous le voile pudique de la loi morale, un geôlier américain agite sa baïonnette. Kant avec Sade, comme écrivit Lacan.

Rien de tel, en revanche, dans les clichés de la soldate israélienne. On y voit des prisonniers, certes, mains liées et yeux bandés, mais ils sont assis, ils sont vêtus, et ne posent pour personne et pour rien ; ils attendent, résignés et dignes. Le discours gouvernemental israélien y bute pourtant sur quelque réel, car d’évidence, le quotidien de l’occupation, c’est bien cela : les arrestations arbitraires, répétées, inlassables, insensées, de quiconque est suspecté de terrorisme. Autrement dit tout Palestinien entre 15 et 60 ans, adolescent, père, grand-père, est susceptible de se retrouver assis là, yeux bandés et mains liées, à attendre… le bon vouloir du geôlier. Rien de commun, toutefois, entre le bon vouloir de la geôlière d’Abou Ghraib et celui de la geôlière de Gaza : tandis que l’Américaine tient en laisse sa bête nue, l’Israélienne, elle, s’assoit à proximité d’un jeune prisonnier palestinien et esquisse une avance où l’on décèle un mélange d’ironie narquoise, de prudente distance et de fascination. Sans succès. Le Palestinien est indifférent, d’une souveraine indifférence.

Un second cliché décline le genre bien connu des photos souvenirs : Martine bébé, Martine à l’école, Martine en vacances, Martine à l’armée ; bref, une tranche de vie qu’on souhaite immortaliser, en l’occurrence«les meilleurs moments de [sa] vie», écrit-elle sur son blog. A ceci près qu’en guise de paysage, de monument ou de camarades d’école ou d’armée, la jeune Israélienne a choisi de poser devant trois prisonniers palestiniens, mains liées et yeux bandés. Pour le reste, tout est à l’identique : la pose, le sourire. On comprend qu’elle se soit étonnée du scandale suscité par sa photo. Depuis quand est-il interdit de poster sur Facebook son album souvenir ?

Et il y a de quoi rire de son innocence, en effet, d’autant qu’à la différence des clichés d’Abou Ghaib qui donnent à voir l’immonde, cet autoportrait d’une jeune Israélienne en geôlière amusée et frivole, n’a, lui, rien d’immonde, bien au contraire. Et s’il doit terrifier, ce n’est pas en raison de ce qu’on inflige aux Palestiniens, mais bien davantage en raison ce que les gouvernements israéliens successifs auront infligé à leur propre jeunesse, à l’avenir de ce pays. Car en contrepoint du prisonnier palestinien, résigné et digne, souverainement digne, ce que ces deux photographies nous donnent à voir, à méditer, c’est la tranquille, stupéfiante et insondable bêtise de son geôlier. La loi du plus fort n’est pas la meilleure.

Auteur de «Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?» et de «la Réaction philosémite», éditions Lignes (2009).

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