lundi 11 octobre 2010

Shlomo Sand
L’entreprise sioniste, qui a créé dans ce pays un peuple nouveau, loin d’être satisfaite de sa propre création, préfère la considérer comme un bâtard. Elle veut s’accrocher à l’idée d’un peuple-race juif et tirer le maximum de bénéfices de son existence imaginaire.

Dans les négociations qui semblent se dérouler entre Israël et les Palestiniens, Benyamin Nétanyahou exige de son partenaire de négociation qu’il reconnaisse Israël comme Etat juif. On peut comprendre notre Premier ministre. Un homme qui se montre si peu pratiquant n’est peut-être pas sûr de son identité juive, d’où son incertitude quant à l’identité de son Etat et son besoin de chercher une reconnaissance de la part de ses voisins. En Israël, peu de critiques se sont élevées contre ce nouveau caprice, absent jusqu’à il y a peu de la diplomatie israélienne. Pendant des années, le pays s’était battu pour être reconnu par le monde arabe. Mais, en mars 2002, lorsque la Ligue arabe et le monde musulman ont avalisé l’initiative saoudienne et reconnu Israël dans ses frontières de 1967, une nouvelle menace est apparue : la paix – une paix qui risque très justement de dissoudre de l’intérieur le caractère juif de l’Etat.

Dès lors, un consensus rassemble Israël Beiteinou [parti d’extrême droite russophone] et le Meretz [parti de gauche pacifiste], des journalistes éclairés et des docteurs de la foi, pour définir Israël comme Etat juif. Mais cette définition rappelle furieusement celle de l’Iran comme République islamique ou celle des Etats-Unis comme pays chrétien. Certes, des évangéliques américains estiment que le caractère chrétien des Etats-Unis est menacé et voudraient désormais le couler dans le béton de la législation américaine. Mais les Etats-Unis, comme le reste du monde éclairé, se considèrent comme un ensemble de citoyens où la religion ou la croyance ne comptent pas.

Non, non et non, me répondront la plupart des Israéliens, le judaïsme et la judéité ne sont pas une religion, mais un peuple. Dès lors, Israël ne doit pas appartenir à tous ses citoyens, mais aux Juifs du monde entier, des Juifs qui, comme chacun sait, préfèrent pourtant ne pas vivre en Israël. C’est bizarre, je ne savais pas que l’on pouvait s’intégrer dans un peuple uniquement en se convertissant religieusement plutôt qu’en participant au quotidien à sa culture partagée. Mais peut-être existe-t-il une culture juive nationale laïque et que j’ignore ? Peut-être Woody Allen, Philip Roth et d’autres sont-ils secrètement versés dans la langue hébraïque, le cinéma hébreu, la littérature hébraïque et le théâtre hébreu ? Pour moi, la meilleure définition d’appartenance à un peuple reste sans doute la capacité à connaître le nom d’au moins un footballeur local.

Le problème, c’est que l’entreprise sioniste, qui a créé dans ce pays un peuple nouveau, loin d’être satisfaite de sa propre création, préfère la considérer comme un bâtard. Elle veut s’accrocher à l’idée d’un peuple-race juif et tirer le maximum de bénéfices de son existence imaginaire. Pourquoi ne pas rappeler que la forte solidarité entre chrétiens évangéliques et la communauté de destin entre bahaïs n’en font pas encore des peuples ou des nations ? Rahm Emanuel, ancien secrétaire général de la Maison-Blanche, fait partie de la nation américaine, tout comme Bernard Kouchner fait partie de la nation française. Mais, si demain les Etats-Unis décidaient de se définir comme un Etat anglo-saxon plutôt qu’américain ou si la France cherchait à se faire reconnaître non plus comme une République française mais comme un Etat gallo-catholique, Emanuel et Kouchner n’auraient plus qu’à émigrer en Israël. Je suis certain que beaucoup d’entre nous n’attendent que cela. Voilà donc une autre raison pour laquelle nous voulons voir Israël reconnu comme Etat du peuple juif et non comme démocratie israélienne.

A partir du moment où ceux qui ne sont pas juifs et qui vivent parmi nous ne peuvent s’identifier à leur Etat, ils n’ont qu’à s’identifier à l’Autorité palestinienne, au Hamas ou au film Avatar [de nombreux militants pacifistes palestiniens ont manifesté déguisés en personnages du film américain]. A ce compte, peut-être exigeront-ils demain que la Galilée, dont chacun sait qu’elle n’a pas de majorité juive, devienne le Kosovo du Moyen-Orient.

Shlomo Sand est un historien israélien spécialisé dans l’histoire contemporaine. Spécialiste de Jean Jaurès et de Georges Sorel, il est professeur à l’université de Tel-Aviv depuis 1985. Il s’est aussi intéressé à l’histoire d’Israël et fait partie des nouveaux historiens israéliens. Favorable à un Etat binational judéo-palestinien, il a publié plusieurs ouvrages de référence.Comment le peuple juif fut inventé est son dernier livre paru en France, chez Fayard.

publié par Haaretz

http://www.haaretz.com/ et en français par Courrier international

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