Leur morale et la nôtre (à propos de l’Appel de Stéphane Hessel – qui se trouve ici)
Dominique Vidal.

publié le vendredi 5 novembre 2010

« Tout ce qui est excessif ne compte pas », dit un adage attribué à Talleyrand. Voilà qui s’applique on ne peut mieux aux réactions suscitées parmi les inconditionnels d’Israël par le succès de l’« Appel à la solidarité avec Stéphane Hessel, Alima Boumediene-Thiery et toutes les victimes de la répression.

« Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ([i]) », a affiché sur son mur Facebook un certain Pierre-André Taguieff, avant de s’enfoncer dans l’ignominie, quelques jours plus tard, dans une interview à Radio J, en qualifiant d’« imposture » la qualité d’ancien déporté de Stéphane Hessel : à Buchenwald ([ii]), a-t-il osé insinuer, « sa connaissance de la langue allemande lui avait rapidement permis d’obtenir un emploi dans la hiérarchie des gardes-chiourmes du camp. » Autrefois chercheur et militant antiraciste, désormais reconverti dans le néo-conservatisme, Taguieff co-dirige un site particulièrement virulent de cette mouvance extrémiste (drzz.info). L’auteur, entre autres, du livre Prêcheurs de haine ([iii]) a visiblement perdu son sang-froid…

Cette provocation ayant fait long feu, ce fut au tour d’une brochette d’« amis d’Israël » – BHListes, artistes et responsables socialistes – de commettre, dans Le Monde ([iv]) daté du 2 novembre, un appel intitulé « Le boycott d’Israël est une arme indigne ». Indigne ? C’est surtout cet appel qui l’est, comme Alain Gresh l’a fort bien écrit, le lendemain, dans son blog du Monde diplomatique. Je ne reviens pas sur cette analyse, à laquelle je souscris entièrement, puisque le lecteur peut s’y reporter : elle a été également mise en ligne ici même .

Cette frénésie ne doit rien au hasard : elle traduit l’inquiétude de certains face à l’isolement sans précédent du gouvernement israélien – symbolisé par le rapport Godstone – depuis l’offensive contre Gaza, durant l’hiver 2008-2009, et l’attaque de la « Flottille de la paix », fin mai 2010. Dans ce contexte, l’Appel Hessel a créé chez eux une sorte de panique. Et pour cause : moins d’un mois après son lancement, il a d’ores et déjà fait bouger les lignes.

Les 4 217 personnes qui, à ce jour, l’ont signé partagent, je crois, à des degrés divers cinq convictions profondes :

- qu’il est temps, plus que temps, que les Palestiniens, les Israéliens et, au-delà, tous les peuples du Proche-Orient vivent enfin en paix, après six décennies de tragédies ;

- que le règlement de ce conflit comme des autres, pour être juste et durable, doit reposer sur le droit international, aux yeux duquel tous les peuples ont un droit égal à l’autodétermination ;

- qu’il faut donc qu’Israël mette fin à l’occupation et à la colonisation des territoires palestiniens pour permettre aux habitants de ceux-ci de vivre enfin souverainement dans leur Etat, avec Jérusalem-Est pour capitale, et aux réfugiés de 1948 et de 1967 d’obtenir une solution fondée sur la résolution 194 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1948 ;

- que la communauté internationale, les Nations unies, l’Union européenne, mais aussi le gouvernement français peuvent et doivent sanctionner les Etats dont la politique viole le droit international ;

- et enfin que l’opinion internationale peut et doit faire entendre sa voix, afin que la justice l’emporte enfin sur cette Terre, que de surcroît les trois grandes religions monothéistes considèrent comme sainte.

Telles sont les (bonnes) raisons pour lesquelles les hommes et les femmes qui ont mis leur nom au bas de cet appel n’acceptent pas la vague de répression déclenchée par la ministre de la justice, Michèle Alliot-Marie. Accusés de « provocation publique à la discrimination », plusieurs dizaines de militants risquent en effet jusqu’à 45 000 euros d’amende et trois ans de prison, suivant la qualification des poursuites, plus la perte de leur emploi pour ceux d’entre eux qui sont fonctionnaires… Leur crime ? Avoir voulu agir, et non plus seulement protester, contre la politique du gouvernement israélien.

« Certains d’entre nous – précise l’Appel – appellent au boycott de tous les produits israéliens ; d’autres “ciblent” les seuls produits des colonies israéliennes ; d’autres encore choisissent des formes d’action différentes. Mais nous sommes tous unis pour refuser catégoriquement que les militant-e-s de la campagne internationale Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) soient accusés et jugés pour “provocation publique à la discrimination” alors qu’au contraire ils combattent contre toute forme de discrimination, pour le droit de tous les peuples à l’autodétermination, pour l’application à tous les États du droit international et des sanctions prévues lorsqu’ils le bafouent. Tous ensemble, nous exigeons, à la fois au nom du droit international et des libertés : le retrait immédiat des directives envoyées par la ministre de la Justice et son administration aux Parquets et la relaxe immédiate de ces innocents. Honneur à celles et ceux qui font leur le combat pour la justice et la paix que les autorités françaises ont trahi. »

Parmi les milliers de signataires de tous horizons et de toutes sensibilités figurent des personnalités dont nous savons qu’elles sont réservées, voire hostiles au boycott, comme Raymond Aubrac, Bertrand Badie, Jean Baubérot, Renée Bédarida, Souhayr Belhassen, Esther Benbassa, Martine Billard, Pascal Boniface, William Bourdon, Rony Brauman, Henri Braun, Martine Brousse, Étienne Brunswic, Roland Cayrol, Isabelle Chebat, Daniel Cohn-Bendit, Hubert Debbash, Jean-Pierre Dubois, Cécile Duflot, Eric Fassin, Elisabeth Guigou, Eva Joly, Pierre Joxe, Daniel Junqua, Jean Lacouture, Pascal Lederer, Jacques Lewkowicz, Alain Lipietz, Gilles Manceron, François Maspero, Jean-Luc Mélenchon, Danielle Mitterrand, Gérard Mordillat, Edgar Morin, Jean-Louis Moynot, Véronique Nahoum-Grappe, Simone Paris de Bollardière, Etienne Pinte, Michel Rocard, Joël Roman, Shlomo Sand, Catherine Tasca, Sylvie Tissot, Dominique Voynet et, sous forme de message, Hubert Védrine…

On le mesure : le grand acquis cet appel est d’avoir dépassé la question théorique du boycott, sur laquelle nous savons – quoique nous en pensions – qu’il existe dans le mouvement de solidarité et, au-delà, dans l’opinion des appréciations divergentes. Bref, la démarche humaniste de Stéphane Hessel, relayée par l’ensemble du Pôle Palestine ([v]), a réussi à unir plus largement que jamais, en solidarité avec toutes les victimes de répression, ceux qui boycottent les produits israéliens comme ceux qui « ciblent » les produits des colonies, mais aussi ceux qui préfèrent d’autres formes d’action.

C’est cette unité-là autour de Stéphane Hessel que les inconditionnels d’Israël, tentent de briser. Qu’ils le sachent : le mouvement de solidarité avec les militants diffamés, accusés et menacés ne se laissera pas détourner de son action. Il ne se laissera entraîner ni dans une polémique autour de provocations misérables, ni dans un retour au débat stérile sur les avantages et les inconvénients du principe même du boycott. Leur « morale » n’est pas la nôtre, et ils n’ont pas de leçons à nous donner : quand on défend les crimes commis par le gouvernement et l’armée israélienne, il faut une sacrée dose d’hypocrisie pour se draper d’éthique !

La priorité des priorités, c’est d’élargir la percée réalisée avec l’Appel Hessel : d’abord pour obtenir – comme à Pontoise pour Alima Boumediene et Omar Slaouti – la relaxe de nos camarades qui vont être bientôt jugés, mais aussi pour rendre plus solide l’unité forgée pour les défendre.

A nous de faire connaître l’Appel de Stéphane Hessel. A nous d’obtenir que les grands médias cessent de le boycotter. A nous d’engranger de nouvelles signatures, par exemple de personnalités de droite, dans les milieux syndicaux, parmi les artistes, parmi les chrétiens progressistes. A nous de faire de la délégation de personnalités au ministère de la Justice, puis du meeting prévus ce mois-ci de grands moments de solidarité avec nos camarades menacés et de combat contre l’impunité d’Israël.

L’« Appel Hessel » a déjà fait bouger les lignes : il s’agit maintenant de les bousculer. Pour que triomphe la cause du droit, de la justice et de la paix. [1]

Paris, 4 novembre 2010


[1] ([i]) http://pascalbonifaceaffairesstrate…

([ii]) C’est Himmler qui a fait construire le camp de Buchenwald en 1936-1937 par les prisonniers de Dachau, afin d’accueillir les dizaines de milliers d’opposants communistes, socialistes et autres raflés par les nazis. Puis arrivèrent en masse les Juifs emprisonnés après la Nuit de Cristal, et finalement, durant la Seconde Guerre mondiale des dizaines de milliers déportés, juifs ou résistants. Cette histoire singulière explique la force de la Résistance interne – essentiellement communiste et social-démocrate de gauche – qui a permis la survie d’un nombre considérable de déportés, et finalement exécuté les SS qui s’y trouvaient encore pour libérer le camp avant l’arrivée des Alliés – comme le raconte Bruno Apitz dans Nus parmi les loups. J’en parle en connaissance de cause : un de mes oncles et mon grand-père paternels y furent déportés en 1943 depuis Bruxelles. Ils y durent leur survie à ces résistants – mon grand-père, protégé tout au long de sa « vie » à Buchenwald par son fils Jacques, lui-même très lié à la Résistance du camp, est hélas décédé après la Marche de la mort vers le camp de Dachau, peu après la libération de ce dernier par les Américains…

([iii]) A lire ses attaques nauséabondes contre Stéphane Hessel, on se prend à regretter que Taguieff n’ait pas réservé ce titre – Prêcheurs de haine – à une éventuelle autobiographie…

([iv]) Lequel n’a toujours pas porté à la connaissance de ses lecteurs l’« Appel à la solidarité avec Stéphane Hessel, Alima Boumediene-Thiery et toutes les victimes de la répression »…

([v]) Le Pôle Palestine comprend l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), la Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien (CCIPPP), Génération Palestine et l’Union juive française pour la paix (UJFP).