Tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin

Il n’y a pas que des Israéliens de gauche ou des pacifistes européens qui luttent contre l’expropriation des Palestiniens de Jérusalem-Est. De nombreux juifs pratiquants s’associent également à ce combat contre ce qu’ils pensent être une terrible injustice.
29.07.2010 | Nir Hasson | Ha’Aretz
Peu de temps avant qu’Hillel Ben Sasson ne participe à sa première manifestation dans le faubourg [palestinien] de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, [le célèbre militant] Aryeh King, sans doute la personne la plus associée à la colonisation juive de ce quartier, déclarait que, dans la bataille autour de la capitale d’Israël, la gauche avait été vaincue. “Jadis, ils organisaient des manifestations”, affirmait-il ainsi à Ha’Aretz en novembre 2009, “mais, maintenant, nous leur avons fait comprendre qu’ils avaient perdu. Ils peuvent à peine rassembler 20 personnes et, quand il y a des manifestations, ce sont la plupart du temps des Européens qui y participent. Les Israéliens ne se montrent plus.”

Mais King avait tort. En effet, quelques jours plus tard, Ben Sasson et ses amis se joignaient aux manifestations de soutien aux habitants [palestiniens] et se lançaient dans une bataille de la dernière chance pour défendre non seulement les droits des Palestiniens de Sheikh Jarrah, mais aussi la place de la gauche à Jérusalem et leur propre identité. “A mes yeux, être à Sheikh Jarrah, c’est l’accomplissement suprême de mon existence religieuse, explique Ben Sasson. Quand je ne me montre pas le vendredi, c’est comme si je n’avais pas mis mes tefillin [ou phylactères] le matin. Si je suis ici, c’est parce que je me bats contre l’expulsion de gens qui risquent de devenir des réfugiés pour la seconde fois, mais aussi contre les colons, parce qu’eux tentent en outre de m’expulser hors des frontières de la légitimité. Ce sont des ennemis à double titre : ils essaient de faire main basse sur les maisons des Palestiniens mais aussi sur la religion du dieu que je prie.” L’éviction de quelques familles [palestiniennes] de Sheikh Jarrah, à l’été 2009, avait suscité en Israël l’un des mouvements de protestation les plus étranges de ces dernières années. Certes, comme dans les manifestations hebdomadaires contre la clôture [mur de séparation] dans les villages cisjordaniens de Bil’in et Na’alin, on ne trouve pas un groupe unique dans ce mouvement. Mais, depuis novembre 2009, chaque vendredi après-midi, les manifestants sont rejoints par 200 à 300 personnes – des Israéliens pour une très large majorité.

Surtout, la moitié des militants de pointe de Sheikh Jarrah sont de culture religieuse. Ce sont pour la plupart des jeunes de 20 à 30 ans et ils couvrent un large spectre qui va des religieux de stricte observance aux datlashim (anciens observants pour qui la religion reste encore importante), en passant par les datlafim (“parfois religieux”), les kippot shkoufot (“kippas transparentes”, croyants ne portant pas la kippa) et enfin toute une frange de juifs qui refusent de définir leur position sur ce continuum. Une chose est certaine, quasi tous considèrent le judaïsme et leur éducation religieuse comme des éléments essentiels de leur pensée politique et de leur militantisme. Ils se demandent également si leur présence à Sheikh Jarrah augure une évolution nouvelle dans la société religieuse israélienne ou s’il ne s’agit pas plutôt du chant du cygne de la gauche religieuse.

Directeur des Shomrei Mishpat [Gardiens du droit, ou Rabbis for Human Rights], le rabbin Arik Ascherman fait figure de patriarche parmi ces militants. Parlant arabe avec un accent américain prononcé, ce rabbin issu du judaïsme réformé se bat main dans la main avec les Palestiniens de Sheikh Jarrah et d’autres quartiers depuis des années. “Pour moi, quelque chose qui transcende les religions est en train d’émerger à Jérusalem : des jeunes qui ne se sentent plus tenus par les conventions de leurs parents se moquent de savoir si leurs camarades de combat sont religieux ou pas et partagent tous la conviction que notre avenir est menacé.”

“J’imagine bien qu’un de mes cousins doit se dire : ‘Encore des gauchistes qui s’identifient à l’autre côté et non aux victimes juives’”, explique Ben Sasson. “Mais, à Sheikh Jarrah, il n’y a pas de méprise sur les bons et les méchants. Il est impossible de considérer que les colons qui s’y sont implantés sont les bons et les Palestiniens les méchants. Peut-être peut-on trouver qu’en certains autres endroits la souffrance palestinienne est plus relative, mais, ici, il n’y a pas photo. Aucun argument ne peut venir à bout de cette réalité.” Quelques dizaines de familles de réfugiés palestiniens vivent à Sheikh Jarrah depuis un peu plus de soixante ans. Récemment, une société privée baptisée Nahalat Shimon [Patrimoine de Siméon] agissant pour le compte de diverses associations de colons s’est mis en tête de les exproprier en se fondant sur des documents datant de la fin du XIXe siècle, validés par les tribunaux israéliens et prouvant que les maisons habitées par ces Palestiniens sont des propriétés juives. Les colons se sont déjà installés de façon permanente dans trois maisons et bien d’autres familles palestiniennes sont menacées d’expulsion.

Si la loi israélienne permet aux Juifs de faire valoir leur droit de propriété sur des biens abandonnés il y a parfois un siècle, elle interdit aux Arabes de revendiquer des biens abandonnés durant la guerre d’indépendance de 1948. Dès lors, en 2010, de nombreuses familles de réfugiés de 1948 risquent de devenir des réfugiés une seconde fois. C’est cette asymétrie qui nourrit la bataille qui se déroule aujourd’hui à Jérusalem-Est.

Ben Sasson, le propre fils du président de l’université de Jérusalem, l’historien Menahem Ben Sasson, rédige un doctorat en études juives qui porte sur le “nom révélé de Dieu”. Pour lui, les manifestations de Sheikh Jarrah ne sont rien d’autre qu’un avodat ha-Shem [“service divin”] et il adore s’embarquer dans un débat théologique avec ses adversaires parmi les colons. “Si on leur enlevait leurs [mitraillettes] Uzi, les médias et la police, ils repartiraient la queue entre les jambes, affirme-t-il. Si vous m’amenez un colon, je gagnerai. Toutes les sources juives sont de mon côté. Toute leur entreprise est spécieuse. Ils ne font que profaner le nom de Dieu.”

“Les colons ne font que profaner le nom de Dieu”

Un autre militant de première ligne, Assaf Sharon, est moins tranchant. “Il n’existe pas qu’une forme de judaïsme. Le judaïsme est traversé par beaucoup d’idées, d’écoles et de courants. Certains abondent dans notre sens, d’autres pas et ces derniers sont malheureusement dominants dans le monde dans lequel j’ai grandi.” A 35 ans, Sharon étudie la philosophie à l’université Stanford, après avoir fait son service militaire dans un hesder yeshiva [une unité de l’armée qui combine conscription militaire et études religieuses] en Cisjordanie. “Lors d’une action menée par des militants de gauche dans la région d’Hébron, qui consistait à escorter des enfants palestiniens jusqu’à leur école, nous nous sommes fait encercler par une centaine de colons, se rappelle Sharon. Ils se sont mis à nous frapper et j’ai entendu l’un d’eux crier mon nom. C’était un copain de lycée. Au plus fort de la bagarre, les gardes-frontières sont intervenus et ont refoulé tous les manifestants de gauche, mais ils m’ont épargné. Pour eux, j’étais avec les colons. Après, face à une quarantaine de types, je me suis lancé dans un débat théologique. Pour moi, il est important de sentir que le judaïsme est de mon côté, même si je sais qu’on y trouve aussi une bonne part de racisme et de violence. Les colons sont encore à l’âge des Premiers Prophètes, celui de la conquête de Canaan, tandis que moi je me situe plutôt à l’âge des Derniers Prophètes, celui de la construction de la société. Pour moi, la conquête du pays est derrière nous, la guerre d’indépendance est terminée et la question qui prévaut est de savoir dans quel type de société nous voulons vivre.”

Comme la plupart de ses amis, Sharon est issu d’une famille observant un judaïsme plutôt libéral, une relative exception dans le paysage du sionisme religieux. Un événement déterminant dans son évolution, qui l’a finalement fait basculer dans le monde laïc, ce fut le 4 novembre 1995, date de l’assassinat de Yitzhak Rabin. “Après l’assassinat, je suis resté sur la place [où avaient eu lieu les faits] jusqu’à l’aube. Le matin, je suis retourné à ma yeshiva et le rabbin m’a expliqué que les jeunes du Ha-Shomer Ha-Tzaïr [mouvement de jeunesse de la gauche sioniste laïque] voulaient nous rencontrer. C’était le monde à l’envers. Le corps de Rabin n’était pas encore froid mais, alors que c’était nous qui aurions dû essayer d’entrer en contact avec eux pour leur demander pardon, c’était eux qui venaient à nous. En définitive, les étudiants de la yeshiva n’ont pas voulu rencontrer les militants de gauche et le rabbin m’a juste autorisé à les retrouver à l’extérieur de la yeshiva. En fait, il s’avère que l’assassinat de Rabin a été utilisé comme un ‘levier’ par les colons. Non seulement ils n’ont pas courbé l’échine, mais ils ont conquis des positions clés dans les médias, la politique et la culture. Pis, ce sont désormais eux les détenteurs du ‘capital symbolique’ de l’identité israélienne. Ils sont devenus hégémoniques.”

Certains militants juifs du groupe religieux de Sheikh Jarrah se définissent comme appartenant aux restes de la gauche religieuse libérale de Jérusalem, aujourd’hui noyée dans les courants nationalistes du sionisme religieux. très pluraliste”, reste “Sociologiquement, à Jérusalem, la religiosité explique Amos Goldberg, qui enseigne à l’Université hébraïque et manifeste également à Sheikh Jarrah. “La gauche israélienne a toujours été infiniment moins antireligieuse qu’ailleurs et on y trouve dès lors beaucoup de religieux ou d’anciens observants.”

Amos Goldberg évoque l’expérience formatrice qui lui a finalement fait emprunter le chemin de Sheikh Jarrah et accessoirement celui de la prison. Il y a quelques années, il s’était joint à une escorte fournie par des pacifistes israéliens à des agriculteurs palestiniens harcelés par des colons. “Je me considérais déjà de gauche, mais, jusqu’alors, j’avais toujours pensé en soldat. Tout à coup, j’ai vu un vieillard palestinien se faire prendre en chasse par un soldat, alors qu’il tentait de labourer son champ. Instinctivement, je me suis mis dans la peau du vieillard.” Amos Goldberg prépare une thèse de doctorat sur les rescapés de la Shoah. “D’un point de vue personnel et psychologique, ceux qui sont ‘spectateurs’ ont un devoir moral. Il se peut qu’il ne s’agisse que d’une petite injustice, mais il ne faut pas attendre que la situation devienne extrême avant d’agir. Quand on voit l’injustice et le racisme qui règnent ici, il faut intervenir.”

Cela ne l’empêche pas de nourrir encore de l’espoir envers certains militants sionistes religieux, y compris parmi les colons. “Le discours de larges franges de l’opinion religieuse est franchement raciste. Leur monde conceptuel entre en résonance avec les idées des mouvements populistes et nationalistes européens des années 1920 et 1930. Mais, en même temps, nous devons nous rappeler que les pires maux infligés aux Palestiniens l’ont été par les nationalistes [israéliens] laïcs. Tout mettre sur le dos des colons religieux est une façon de se laver les mains typique de l’identité israélienne. Pour moi, même dans le monde colonial religieux, il existe une possibilité d’évolution vers un discours plus égalitaire. Je pense à ces idées qui circulent çà et là et selon lesquelles ce pays appartient à Dieu, pas à un seul peuple. Des idées égalitaires peuvent jaillir de là.”

“Grandir dans un monde religieux signifie traduire ses croyances en actes”

“Grandir dans un monde religieux signifie traduire ses croyances en actes”, affirme Elisheva Milikovsky, une assistante sociale de 27 ans élevée dans une famille nationaliste religieuse de l’implantation [colonie de peuplement] d’Efrat, près de Bethléem. “Vous ne restez pas assis à cogiter, mais vous mettez en pratique les choses en lesquelles vous croyez.” Voilà quelques années, Elisheva Milikovsky est devenue célèbre en venant en aide aux réfugiés africains arrivés clandestinement en Israël. Ce précédent lui a aussi fait emprunter le chemin de Sheikh Jarrah. “A Efrat, les Palestiniens sont transparents. Vous vivez à l’intérieur de l’implantation et vous n’avez aucune notion du monde qui vous entoure. Depuis l’adolescence, je me considérais comme de gauche, mais c’est le sort réservé aux réfugiés africains qui m’a vraiment transformée. J’ai fait l’effort d’aller voir de l’autre côté.”

Gil Gutglick, directeur de production aux éditions Keter, à Jérusalem, n’avait jamais milité avant de rejoindre les manifestants de Sheikh Jarrah. S’il a quitté le monde religieux depuis longtemps, il estime que son passé religieux est une des raisons pour lesquelles il manifeste dans ce quartier de Jérusalem-Est. “Mon identité juive est très forte. Je suis honteux que les colons juifs s’emparent de maisons [palestiniennes] dont les lits sont encore chauds. C’est avant tout ce sentiment de honte qui m’a poussé à me joindre aux manifestants. Un jour, Amos Goldberg m’a envoyé un e-mail me demandant d’aller manifester avec lui à Sheikh Jarrah et, après le boulot, je suis venu. Depuis lors, j’y viens aussi souvent que possible.” Gutglick fait partie des 14 militants à qui, après leur arrestation le 14 mai dernier, un tribunal a donné l’ordre de se tenir à l’écart de Sheikh Jarrah.

“Je suis religieux, mais j’ai traversé une période durant laquelle, sans avoir renoncé à ma foi, je ne voulais plus déambuler avec une kippa”, explique Netanel Warschawski, qui travaille lui aussi aux éditions Keter. “J’éprouvais de la honte. A cause de la kippa que portent les colons, je ne voulais pas être assimilé à leur foi et subir des attaques verbales ou pire encore. Mais, après une altercation avec des amis qui m’accusaient de ‘souiller’ la kippa, j’ai décidé d’inverser la symbolique. Je suis fier d’être un juif observant et je représente la religion juive bien mieux qu’eux. C’est pourquoi je tiens particulièrement à la porter lors des manifestations.”

Le groupe de militants religieux ou anciennement religieux qui rallient Sheikh Jarrah chaque semaine comprend aussi bien de jeunes adultes que des quadragénaires. Leurs parcours personnels illustrent les changements survenus dans le monde religieux ces dernières décennies. Dans les anné­­es 1990, Amos Goldberg et Gil Gutglick participaient aux manifestations pacifistes de jeunes religieux. Assaf Sharon était présent au rassemblement pour la paix au cours duquel Rabin fut assassiné. Deux jeunes femmes du groupe, Elisheva Milikovsky et Shira Wilkof, une étudiante de 29 ans du Technion d’Haïfa, n’en sont toujours pas revenues de savoir que de telles actions existent.

“Je me souviens de ma dernière année à l’école primaire, trois ans avant l’assassinat de Rabin, raconte Shira Wilkof. Un rabbin qui enseignait la Gémara [commentaire religieux] à la classe des filles avait entamé son premier cours en inscrivant sur le tableau : ‘Aravi tov zeh Aravi mèt’ [‘Un bon Arabe est un Arabe mort’].” Le soir de l’assassinat, elle participait à une réunion de la section de Raananna [banlieue de Tel-Aviv] du mouvement de jeunesse nationaliste religieux Bnei Akiva. “Je n’oublierai jamais les hurlements de joie des lycéens quand ils ont appris le meurtre. Là où j’ai grandi, à Raananna, il y avait très peu de gens de gauche. A Jérusalem, par contre, il y avait une élite religieuse libérale. Moi, j’appartiens à la génération intermédiaire, où existait encore un vernis de sionisme religieux ouvert. Mais, aujourd’hui, nous sommes contraints par le principe du ‘Avec nous ou contre nous’. Je crois que c’est dix fois plus difficile par les temps qui courent.”

Contrairement à Ben Sasson, Shira Wilkof considère son militantisme comme le contraire du “culte divin”. “Mon expérience est radicalement différente. Il n’y a aucune dimension religieuse dans ma présence à Sheikh Jarrah. Au contraire. Pour moi, cela exprime la décision claire de distinguer entre le discours particulariste et isolationniste de la société religieuse et le discours universaliste.” Gutglick, qui vivait jusqu’il y a trois ans en Galilée, a un autre regard. “Je vivais dans une bulle et j’ai été déconnecté pendant quatorze ans des changements survenus dans la société israélienne. Lorsque je me suis reconnecté, j’étais incapable de comprendre la haine. Certes, j’ai grandi dans un milieu religieux de droite et nous étions régulièrement emmenés en excursion en Judée-Samarie [Cisjordanie], mais il n’y avait pas que cela. Ainsi, je ne me rappelle pas avoir senti autant de haine qu’aujourd’hui, une haine qui vise les Arabes, les gauchistes, les habitants de Tel-Aviv et bien d’autres encore.”

Qu’est-ce qui pourrait être considéré comme une victoire dans la lutte pour Sheikh Jarrah ? “Ce n’est hélas pas le genre de problème qui se résout simplement et après lequel on peut dire que tout ira bien, répond Assaf Sharon. Ce qui se passe à Sheikh Jarrah est un reflet des fondations du régime israélien : les privilèges fondés sur la race. Alors, un succès dans notre combat serait presque une révolution.” Pour appuyer sa réponse, Sharon ne peut s’empêcher de citer un des proverbes de la Bible : “Il ne t’incombe pas de finir ta tâche, mais tu n’es pas non plus libre de t’en désister.”