Une tribune d’Esther Benbassa parue dans le Huffington Post le 6 février 2012.
Le XIXe siècle et le début du XXe siècle se sont nourris de pseudo-théories scientifiques sur les différences entre les races, permettant de les situer sur une échelle. Maintes “recherches” visaient à prouver cette hiérarchie avec sérieux et rigueur. La forme des crânes et la taille supposée des cerveaux valaient preuves. Reprises, déclinées, amplifiées par les Nazis, ces divagations leur permirent de placer la race aryenne tout en haut, et la “race” juive – il n’y en eut évidemment jamais – tout en bas. Cette dernière, dont la nocivité était démontrée, devait disparaître, pour laisser la place aux races supérieures, parties à la conquête de l’Europe. On connaît la suite : l’extermination des membres de cette prétendue race inférieure dans les camps de la mort.
Nous, historiens, savons très bien que les “leçons de l’histoire” ne hantent guère la mémoire de la plupart de nos politiciens. Elles n’y affleurent même pas. Ils préféreront toujours mettre en exergue leur pragmatisme et leur professionnalisme. Comme si la politique était une profession.
Dernier exemple en date, notre cher ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, qui n’est pas à une polémique près, déclarait, le samedi 4 février, lors d’un colloque organisé par l’association étudiante de droite dure, l’UNI, à l’Assemblée nationale, que “toutes les civilisations ne se valent pas” et appelait, en bonne logique, à “protéger notre civilisation”. Il récidivait le lendemain sur France Inter : “toutes les civilisations, toutes les pratiques, toutes les cultures, au regard de nos principes républicains, ne se valent pas ». Bien qu’affirmant qu’il ne visait aucune religion en particulier, il donnait deux exemples de pratiques non acceptables évoquant l’islam, le voile intégral et les prières de rue.
Jusqu’à quand stigmatisera-t-on aussi grossièrement les musulmans ? M. Guéant, qui prétend s’exprimer au nom des Français, juge qu'”il y a des civilisations que nous préférons, (…) pour nous, tout ne se vaut pas”. Il n’ose pas utiliser le mot “religion”. Mais c’est clairement à cela que son “civilisation” renvoie. C’est même de cette confusion qu’il joue. Or, tout esprit un peu sensé sait que toutes les civilisations, que toutes les religions si diverses qu’elles soient se valent. Elles peuvent enfanter le pire, comme le meilleur. L’Europe et le christianisme ont été riches en exemples des deux sortes. Seuls les régimes politiques, les organisations sociales ne se valent pas, en effet.
Le jeu pervers auquel se livre Claude Guéant fait froid dans le dos. Il s’agit certes pour lui d’aller à la pêche aux voix du Front National pour son patron, maintenant que Marine Le Pen rencontre des difficultés à rassembler ses 500 signatures et qu’un sondage publié dimanche montre que si elle n’était pas dans la course, Nicolas Sarkozy et François Hollande seraient à égalité au premier tour.
Voilà qui donne des ailes à la droite pour tenter de séduire sans vergogne l’électorat du FN. Et qui autorise M. Guéant à reprocher aux socialistes de ne pas être assez laïcs et de tolérer “une civilisation qui asservit la femme, qui bafoue les libertés individuelles et politiques, qui permet la tyrannie”. Rien que ça.
Comment supporter cette surenchère politique d’inspiration bassement xénophobe, qui fait son chemin dans les esprits, et y instille jour après jour la haine du musulman ? Qui veut-on donc convaincre de cette inégalité des civilisations et finalement pour quoi faire ? A supposer que les musulmans appartiennent à une civilisation “inférieure”, M. Guéant peut-il nous dire clairement ce qu’il entend en faire ? A-t-il conscience que l’accumulation des petites phrases assassines ne peut, inéluctablement, que mener à la violence ?
Monsieur Jourdain de l’anthropologie, notre ministre de l’Intérieur, enfermé dans son bureau, l’œil rivé à la lorgnette de son cynisme électoraliste, devise et théorise sur les bonnes et les mauvaises civilisations. Quelle honte pour la France d’être dirigée par des politiciens sans éthique, prêts à sacrifier la cohésion nationale et notre capacité à vivre ensemble sur l’autel de leurs petits intérêts à court terme ! A quand « La France aux Français » ?
Esther Benbassa est directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne) et sénatrice EELV du Val-de-Marne. Elle vient de publier De l’impossibilité de devenir français (Les Liens qui Libèrent, 2012).