A moins que ce ne soit un mai 68 israélien rampant?
Note F2C:
Uri Avnéry, quoique sioniste attaché à Israël, partisan de deux États, et de la justice sociale pour tous les citoyens israéliens, Palestiniens de l’intérieur compris, est un analyste intéressant, même si on ne partage pas ses choix.
Uri Avnery sur le nouveau mouvement de protestation
LA PLACE RABIN de Tel Aviv a vu quantité de manifestations, mais aucune qui ressemble vraiment à celle de samedi dernier.
Elle n’a rien à voir avec l’événement auquel la place doit son nom : l’énorme rassemblement pour la paix à l’issue duquel Yitzhak Rabin fut assassiné. C’était différent à tous égards.
C’était un événement joyeux. Des dizaines d’ONG, beaucoup d’entre elles petites, quelques unes un peu plus importantes, chacune avec des objectifs différents, se sont rassemblées pour une action visant à relancer la protestation sociale de l’an dernier. Mais il ne s’agissait en rien de donner une suite au Printemps israélien de l’an dernier.
Le soulèvement de l’an dernier était tout à fait spontané. Une jeune femme, Daphné Leef qui ne pouvait pas payer son loyer avait monté une tente dans le boulevard Rothschild, à cinq minutes de marche de la place Rabin. Elle avait, de toute évidence, touché une corde sensible, car en quelques jours des centaines de tentes avaient surgi dans le boulevard et partout dans le pays. Cela s’était conclu par une manifestation monstre, qu’on appela la “Marche d’un demi million”, entraînant la constitution d’une commission gouvernementale qui fit une liste de suggestions pour remédier à l’injustice sociale. Seule une petite partie d’entre elles ont été mises en pratique.
Toute l’action se revendiquait comme “apolitique”, rejetait les hommes politiques de tous bords et refusait résolument de traiter de quelque problème national que ce soit comme la paix (c’est quoi ça ?), l’occupation, les colonies et autres.
Toutes les décisions étaient prises par une direction anonyme rassemblée autour de Daphné. Certains noms sont devenus connus, d’autres non. Les masses qui participaient se satisfaisaient pleinement de leurs mots d’ordre.
RIEN DE PLUS. La nouvelle initiative de cette année n’obéit à aucune direction évidente. Il n’y avait pas de tribune centrale, pas d’intervenants centraux. Cela ressemblait au Hyde Park de Londres où n’importe qui peut monter sur une chaise pour prêcher sa bonne parole. Chaque groupe avait son propre stand où il présentait ses tracts, chacun avait son appellation, ses propres objectifs, ses propres intervenants et ses propres guides (puisque nous ne devons pas les qualifier de dirigeants).
Comme la place est vaste et que l’assistance s’élevait à quelques milliers de personnes, ça a marché. On a plaidé pour de nombreuses formules – certaines contradictoires – de justice sociale, depuis un groupe nommé “Révolution de l’Amour” (tout le monde devrait aimer tout le monde) jusqu’à un groupe d’anarchistes (tous les gouvernements sont mauvais, les élections aussi sont mauvaises).
Ils n’étaient tous d’accord que sur un seul point : ils étaient tous “apolitiques”, tous évitaient les sujets tabous (cf ci-dessus)
Gideon Levy qualifia la scène de “chaotique” et se fit immmédiatement attaquer par les protestataires comme manquant de compréhension (en insinuant qu’il était trop vieux pour comprendre.) Le chaos est merveilleux. Le chaos est la vraie démocratie. Il rend aux gens leur voix. Il n’y a pas de dirigeants qui s’emparent de la protestation pour l’exploiter au profit de leur propre carrière ou de leur égo. C’est la façon dont s’exprime la Nouvelle Génération.
TOUT CELA m’a rappelé une période heureuse – les années 60 du siècle dernier, lorsque presque aucun des protestataires de cette semaine n’était encore né, ou même “à l’état de projet” (comme aiment à le dire les Israéliens).
À l’époque, Paris était sous le coup d’une passion de protestation politique et sociale. Il n’y avait pas d’idéologie commune, aucune vision unifiée d’un nouvel ordre social. Au théâtre de l’Odéon se déroulaient des débats sans fin, jour après jour, tandis que dehors des manifestants jetaient des pavés sur les policiers qui les frappaient avec les plis lestés de plomb de leurs pèlerines. Tout le monde exultait, il était évident qu’une nouvelle époque de l’histoire humaine avait commencé.
Claude Lanzmann, le secrétaire Jean-Paul Sartre et l’amant de Simone de Beauvoir, qui dirigea plus tard le film monumental “Shoah”, me décrivit ainsi l’atmosphère : “Les étudiants brûlaient les voitures dans les rues. Le soir, je garais ma voiture assez loin. Mais un soir je me suis dit : que diable, pourquoi ai-je besoin d’une voiture ? Laissons-les la brûler !”
Mais tandis que la gauche discourait, la droite rassemblait ses forces sous l’autorité de Charles de Gaulle ; un million de gens de droite descendirent les Champs Élysées. La protestation tourna court, ne laissant qu’un vague désir d’un monde meilleur.
La protestation ne se limita pas à Paris. Son esprit contamina beaucoup d’autres villes et pays. Dans le bas de Manhattan, la jeunesse régnait en maître. Des affiches provocantes se vendaient dans les rues du Village, des jeunes gens des deux sexes portaient des badges humoristiques sur la poitrine.
Dans l’ensemble, ce mouvement confus eut des résultats confus. Sans objectifs concrets, il n’eut pas de résultats concrets. De Gaulle chuta quelque temps plus tard pour d’autres raisons. Aux États-Unis, le peuple élit Richard Nixon. Dans la conscience publique certaines choses évoluèrent, mais pour ce qui est de tout le discours révolutionnaire, il n’y eut pas de révolution.
LORS DU RASSEMBLEMENT DE SAMEDI, la jeune Daphné Leef et ses camarades se sont baladés dans la foule comme des vestiges du passé, sans vraiment attirer l’attention. Après seulement une année, c’était comme si une nouvelle Nouvelle Génération prenait la relève de la Nouvelle Génération de l’an dernier.
Ce n’est pas qu’ils étaient incapables de s’unir autour d’objectifs communs – plutôt, ils ne voyaient pas l’intérêt ou même la nécessité d’avoir des objectifs communs, une organisation commune, une direction commune. Toutes ces choses sont mauvaises à leurs yeux, les attributs d’un régime ancien, corrompu, discrédité. Qu’ils disparaissent.
Je ne suis pas tout à fait sûr de ce que je pense de ce mouvement.
D’un côté, je l’aime beaucoup. De nouvelles énergies se libèrent. Une jeune génération qui semblait égoïste, apathique et indifférente montre soudain qu’elle se sent concernée.
Cela fait des années maintenant, j’ai exprimé mon espoir de voir la nouvelle génération créer quelque chose de neuf, avec un nouveau vocabulaire, de nouvelles définitions, de nouveaux slogans, de nouveaux dirigeants, qui s’écartent totalement des structures de parti et des coalitions de gouvernement d’aujourd’hui. Un nouveau commencement. Le début de la Deuxième République Israélienne.
Ainsi je devrais être heureux, voyant un rêve devenir réalité.
Et en effet, je suis heureux de ce nouvel événement. Israël a besoin de réformes sociales fondamentales. L’écart entre les très riches et les très pauvres est intolérable. Un nouveau mouvement social d’ampleur, même avec tant de diversité, est une bonne chose.
La justice sociale est une exigence de gauche et l’a toujours été. Une manifestation criant “Le peuple exige la justice sociale” est de gauche, même si elle récuse cette appellation.
Mais le refus catégorique d’entrer dans l’arène politique et d’annoncer des objectifs politiques est inquiétant. Cela pourrait signifier que tout cela va faire long feu tout comme la manifestation de l’an dernier.
Lorsque les manifestants soutiennent qu’ils sont “apolitiques” – que veulent-ils dire ? Si cela signifie qu’ils ne se reconnaissent dans aucun des partis politiques existants, je ne puis qu’applaudir. S’il s’agit d’un stratagème politique pour attirer des gens de tous les camps aussi. Mais s’il s’agit d’une détermination sérieuse de laisser l’arène politique à d’autres, je me dois de la condamner.
La justice sociale est un objectif politique par excellence. Cela implique en particulier de prélever de l’argent sur d’autres usages pour l’affecter à des objectifs sociaux. En Israël, cela signifie inévitablement de prélever de l’argent sur l’énorme budget militaire, comme sur celui de la colonisation, sur les subventions versées en guise de pots de vin aux orthodoxes, sur les magnats parasites.
Où cela peut-il se faire ? Seulement à la Knesset. Pour y accéder il vous faut un parti politique. Alors vous devez faire de la politique. Point.
Une protestation “apolitique”, évitant les questions brûlantes de notre existence nationale, est quelque chose qui est terriblement en dehors de la réalité.
L’an dernier, je comparais la protestation sociale à une mutinerie à bord du Titanic. Je pourrais développer cela. Imaginez le merveilleux navire à son voyage inaugural avec toute l’activité pleine d’entrain à bord. L’orchestre rejette les musiques d’autrefois de Mozart et de Schubert pour les remplacer par du hard rock. Des anarchistes déposent le capitaine et élisent un nouveau capitaine chaque jour. D’autres rejettent les exercices de sauvetage – un exercice ridicule sur un navire “insubmersible” – et les remplacent par des manifestations sportives. On abolit aussi la distinction scandaleuse entre les passagers de première classe et l’équipage. Et ainsi de suite. Toutes causes louables.
Mais quelque part sur la route menace un iceberg.
Israël se dirige vers un iceberg, plus gros qu’aucun de ceux qui se trouvaient sur la route du Titanic. Il n’est pas caché. Toutes ses parties sont clairement visibles de loin. Pourtant nous naviguons droit sur lui, à toute vapeur. Si nous ne changeons pas de trajectoire, l’État d’Israël se détruira lui-même – se transformant d’abord en un état d’apartheid monstrueux de la Méditerranée au Jourdain, et plus tard, peut-être en un Etat bi-national à majorité arabe du Jourdain à la Méditerranée.
Cela signifie-t-il que nous devons renoncer au combat pour la justice sociale ? Certainement pas. Le combat pour la solidarité sociale, pour une meilleure éducation, pour des services médicaux améliorés, pour les pauvres et les handicapés, doit se poursuivre, chaque jour, chaque heure.
Mais pour aboutir à un succès, ce combat doit s’inscrire, politiquement et idéologiquement, dans le combat plus vaste pour l’avenir d’Israël, pour la fin de l’occupation, pour la paix.
[Traduit de l’anglais pour l’AFPS : FL]