Monsieur le Ministre, Monsieur le Président, Mes chers collègues,

L’offensive relancée par l’équipe gouvernementale sur l’identité nationale s’inscrit dans une logique politique dont la ficelle est un peu grosse ! De quoi s’agit-il ?

Il s’agit bien sûr de continuer à maintenir l’épicentre du débat électoral sur des perspectives nationales-sécuritaires au détriment d’une autre question, bien plus structurante mais qui vous est beaucoup moins favorable électoralement : celle de savoir si la richesse nationale est équitablement partagée.

Cette stratégie n’est pourtant pas sans produire des effets dont vous ne mesurez pas, semble-t-il, la gravité.

Car en somme que faites-vous ?

Sous prétexte de renforcer la cohésion nationale et sociale, vous ne faites que la fragiliser en opposant les « bons français » aux « mauvais français » ; ou plus exactement les « vrais français » aux « vrais étrangers », ceux qui sont désignés comme « étranges » et qui deviennent ainsi les figures contemporaines de l’altérité.

Or, l’identité nationale :

– n’est-ce pas un produit historique finalement assez diffus et contradictoire ?

– n’est-ce pas ce que chacun y met, selon son identité propre, ses espoirs et ses souffrances ?

Seuls ceux qui ont le pouvoir et surtout ceux qui en abusent peuvent prétendre la définir une fois pour toute – parce qu’ils feront au fond de leur propre sentiment la seule définition légitime –

Seuls ceux qui ont le pouvoir et en abuse peuvent opérer la sélection et la hiérarchisation des êtres qu’une telle ambition suppose – quand bien même cet arbitraire se dissimulerait derrière une consultation qui ne peut être autre chose que la farce qu’elle est en train de devenir –

Dans ce domaine, définir, c’est choisir, sélectionner et hiérarchiser.

Définir par conséquent c’est exclure ; exclure symboliquement et souvent physiquement, ceux qui auront l’insigne déshonneur de ne pas correspondre aux définitions que vous aurez vous-mêmes instituées.

Il ne suffit pas dans ce schéma d’avoir la nationalité française pour échapper à l’extrême violence symbolique que vous mettez en œuvre en imposant de telles définitions.

Il suffit de correspondre, dans l’imaginaire collectif que vous aurez contribué à formaliser, au portrait forcément caricatural de l’anti-france !

Dès lors considérés comme « autres », comme « non-français », comme « étrangers » quelque soit leur titre juridique

– ceux-là n’auront plus qu’à se taire s’ils veulent être tolérés;

– ils n’auront plus qu’à se « convertir » à cette image que vous nous aurez imposée ;

– ils n’auront plus qu’à céder, si tant est qu’ils le peuvent, à cette injonction d’assimilation, de conformité, de mimétisme

– ou ils n’auront plus qu’à partir… « La France, on l’aime ou on la quitte » dites-vous en ce sens.

Et moi, dont les miens ont contribué dans le sang et la sueur à la construction de la France ? Moi à « l’art culinaire » différent, à la « langue » différente, moi, dont « l’Histoire », pour citer Camille Darsière, « enseigne que maintes fois nous avons été à l’envers de la médaille française ». Moi, nègre, indien, Moi français mais Moi profondément martiniquais, devrais-je donc aussi me soumettre à cette injonction, parce que peu conforme à votre définition de l’identité. La question du respect du droit à la différence, des droits culturels qui ne nie pas l’égalité est au cœur de l’évolution des sociétés et des peuples d’outre-mer. Je doute que vous soyez sensible à un tel défi.

On voit bien la logique de domination que votre posture entretient : dans tous les cas, nationaux ou pas, ceux que vous aurez exclus par le fait même de votre définition seront comme déchus de quelque chose d’essentiel, leur culture, leur identité parce que la France a du mal à se reconnaitre comme société multiculturelle.

On sait quels sont ceux que vous désignez du doigt depuis plusieurs années déjà, comme exutoire à des frustrations que votre politique socioéconomique ne fait qu’accentuer.

Ce sont évidemment ceux qui occupent le bas de la hiérarchie sociale, ceux qui précisément ne seront pas en mesure de se défendre politiquement et symboliquement, car victimes d’une double domination :

– Domination liée d’une part à une origine étrangère réelle ou supposée d’autant facilement mise à l’index qu’elle se greffe sur le racisme toujours latent hérité de décennies de colonisation intensive ;

– Domination liée d’autre part à une condition économique et sociale extrêmement fragile, consécutive aux mutations du capitalisme et à la déstructuration des classes populaires ; une condition marquée par le chômage, la précarité du travail et de l’habitat, et souvent les difficultés scolaires qui en découlent.

Les immigrés dits clandestins et la fraction des groupes populaires perçue comme d’origine africaine et nord africaine : voilà les gêneurs que vous nous désignez !

– ces mauvais français coupables de violer les lois d’entrée sur le territoire,

– soupçonnés en permanence de déloyauté et de double langage,

– soumis de manière incessante à la dramatisation caricaturale de pratiques culturelles et religieuses qui ont la malchance de réactiver le vieux fond raciste et orientaliste issu d’une période coloniale que votre camp s’évertue par ailleurs à refuser de mettre en critique pour tenter de souligner son rôle positif ! (2005, loi de la honte).

Vous tentez d’être plus subtil que le Front national, mais l’ennemi que vous nous désignez est en fait le même !

La ficelle est grosse vous disais-je parce que vous ne faites finalement qu’inverser les rapports de domination propre à la société française, en faisant de toutes victimes un coupable idéal.

C’est bien à cela que nous sert cette fameuse thématique du « communautarisme » devenue bizarrement omniprésente au moment même où s’opérait la conversion française au néolibéralisme.

Comme toujours, la posture nationaliste sert ainsi à échapper aux attendus de la question sociale chère à Jaurès, au prix d’une xénophobie et d’une discrimination galopante.

Bref, annoncer que l’on va pouvoir « décréter » l’identité nationale et définir quelque chose d’aussi subjectif, relève en fait d’une formidable prétention qui en dit long sur la conception bien restrictive que vous avez de la société d’aujourd’hui.

La France d’aujourd’hui, Monsieur le ministre, trouve ses racines dans toutes les régions d’Europe, d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie, d’Amérique, des Caraïbes et d’Océanie. Toutes les cultures, toutes les histoires, toutes les langues, toutes les sagesses et toutes les douleurs que portent les 5 continents sont aussi les nôtres, dans le sens où elles s’y interpénètrent toutes en permanence.

Ce sont aussi elles qui font la diversité de notre société, c’est-à-dire son dynamisme et sa richesse.

La France que vous nous renvoyez M. le Ministre me parait comme hors du temps, un peu comme l’homme africain de l’idéologie coloniale que décrivait de manière pour le moins inopportune le Président de la République à Dakar…

En raison du poids de son héritage colonial et de son statut ancien de pays d’immigration, la France plus que tout autre pays ne saurait être réduite à une identité étriquée que vous tentez de nous imposer.

Ce pays correspond bien plus surement à un vaste espace d’affiliations multiples, plurielles en interdépendance constante.

La Nation n’est donc pas une éternité mais le produit d’un métissage sans cesse renouvelé entre une multitude d’intérêts et d’appartenances sociales, culturelles, politiques qui n’ont rien d’exclusives les unes par rapport aux autres et que chacun est libre de s’approprier ou d’abandonner.

Dans l’espace de liberté qui est le notre – délimité par le respect de l’intégrité et la liberté de chacun – toutes ces affiliations, toutes ces appartenances subjectives sont également légitimes et il ne vous appartient pas de nous dire celles qui sont conformes ou non conformes à l’identité nationale, sauf à s’engager dans une voie extrêmement dangereuse aussi bien pour nos libertés que pour la cohésion sociale.

Aussi, mes chers collègues, je ne clôturerai pas mon propos par la citation traditionnelle et convenue d’un passage du discours de Renan à la Sorbonne.

Non seulement parce que je n’ai pas pour référence ceux qui ont fait l’apologie des conquêtes coloniales et du « droit des races supérieures sur les races inférieures », mais aussi parce que les conceptions de Renan comportent une dimension éminemment contestable aujourd’hui.

Parallèlement à la conception élective dont il se réclamait face aux intellectuels prussiens, il affirmait aussi que seuls ceux qui ont des ancêtres communs peuvent être admis au fameux « plébiscite de tous les jours », nous ramenant ainsi à ce grand fantasme de la France éternelle et homogène que je dénonçais plus haut.

Barrès aussi, chers collègues, se réclamait de Renan et on comprend pourquoi !

Un autre héritage français, celui de Césaire et de Fanon, qui est aussi un héritage antillais, africain et nord-africain, nous invite au contraire à nous défaire de ce qu’un chercheur sud-africain du nom de Mbembé présentait comme « un narcissisme politique, culturel et intellectuel dont on pourrait dire que l’impensé procède d’une forme d’ethno-nationalisme racialisant ».

Il s’agit bien de nous concentrer sur une approche sociologique, pluraliste, cosmopolite et égalitaire de la société et du « vivre-ensemble ».

« Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ « universel ». Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ». Ainsi parlait Césaire en 1956.

Il est temps de rejeter le vieil assimilationnisme ethnocentrique hérité de la troisième République auquel votre démarche renvoie ! Il est temps de penser l’universalité dans la diversité.

Césaire nous met en garde : « une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ».

Il nous invite au contraire à une « identité non pas archaïsante, dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c’est-à-dire faisant main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et pour, mieux encore, préparer le futur ».

Merci de votre attention

Serge Letchimy.

Député à l’Assemblée nationale et Maire de Fort de France.

Président du parti progressiste martiniquais.