par Stathis Kouvelakis
Chercheur, professeur en philosophie politique au King’s College de Londres et membre du Comité central de Syriza, Stathis Kouvelakis était un des invités de Mediapart et Reporters sans frontières, mardi 18 juin au Théâtre du Châtelet, lors de la soirée de soutien à la Grèce faisant suite à la fermeture brutale de l’audiovisuel public, ERT. Voici le texte de son intervention.
Si un doute subsistait encore à ce sujet, il est désormais levé : la Grèce n’est pas un pays « normal ». Dans un pays « normal », de nos jours, en Europe, ce genre de choses n’arrive pas, seulement dans des dictatures ou dans des pays sous occupation. Seulement voilà, sans être sous le joug des militaires, ou d’une armée étrangère, la Grèce a cessé d’être un pays « normal ». Depuis maintenant trois ans, elle a, en effet, pris congé de ce qui, ici ou ailleurs dans notre continent, est considéré comme relevant de la « normalité ».
Car il ne saurait bien entendu y avoir de « normalité », de vie en commun tolérable, dans un pays dévasté, où la récession et le chômage atteignent des niveaux inconnus depuis les années 1930. Dans un pays où la discussion ordinaire des lycéens est la destination vers laquelle elles ou ils comptent émigrer.
Il ne saurait y avoir de « normalité » avec des écoles, des universités, des hôpitaux qui partent à la dérive, quand la population est confrontée à ce qu’on peut qualifier de désastre humanitaire.
Il ne saurait y avoir de « normalité » quand, comme nous l’enseigne l’expérience historique, le désespoir et la colère impuissante d’une société paupérisée et humiliée se tournent contre les groupes les plus fragiles, dont la vie devient un enfer et qui replongent dans une horreur que, là aussi, on croyait oubliée dans nos pays depuis les années 1930.
Mais ce qu’il faut avant tout souligner maintenant, ce que les écrans noirs et les silences des fréquences radio nous imposent de dire avec la plus grande force, c’est que cette descente aux enfers n’a pu se faire qu’au prix et à la condition d’un déni grandissant de démocratie. Ce que la Grèce vit depuis sa mise sous tutelle par la Troïka de ses bailleurs de fond, c’est-à-dire le FMI et, surtout, l’Union Européenne, c’est un état d’exception permanent.
Car comment qualifier autrement un état où toute notion de souveraineté nationale et populaire est bafouée, où les décisions clés sont prises par décret, où les institutions représentatives ne sont qu’une façade de parlementarisme ? L’exception est ainsi devenue la règle lorsque les gouvernements en place se sont transformés en exécutants des instructions de ces fameux Mémorandums, monstrueux pavés de milliers de pages, qui règlent jusqu’au moindre poste de dépense de la moindre ligne budgétaire. Ces Mémorandums qui organisent le dépeçage du pays, la privatisation de son patrimoine, la liquidation de ses services publics et de ses institutions scientifiques et culturelles. Car même si la méthode porte la marque de M. Samaras et de son parti, la décision de fusionner et de restructurer drastiquement l’audiovisuel public, et de licencier des milliers de salariés du secteur public, faisait bien partie des engagements contractés par le gouvernement actuel vis-à-vis de la Troïka.
Cette décision a choqué et déclenché un tollé à l’échelle internationale, dont témoigne, entre autres manifestations du même type, notre rassemblement de ce soir. Il y a sans doute une part de démesure, d’hubris auraient dit les Anciens, dans la décision de Samaras et dans sa méthode. Mais, pour celles et ceux qui suivent les événements de ces derniers mois en Grèce, cette fuite en avant autoritaire ne tombe pas du ciel. Dans son excès même, elle s’inscrit dans une escalade ininterrompue dans la politique de la poigne de fer. Car avant de s’en prendre à l’audiovisuel public, ce gouvernement a brisé quatre mouvements de grève par simple décret de réquisition des grévistes, les derniers en date étant les enseignants.
Ce même gouvernement a réprimé avec sauvagerie des dizaines de mouvements de protestation, évacué manu militari des espaces autogérés, torturé des manifestants antifascistes. Il a couvert les exactions des bandes néonazies et légitimé leur discours en poursuivant la chasse aux migrants et aux travailleurs étrangers entamée par ses prédécesseurs.
C’est tout cela, qui s’est fait à bas bruit – médiatique s’entend – qui a préparé le terrain au coup de force actuel et qui en explique la logique profonde et le déroulement concret.
Quant à la conclusion qui en découle, elle me semble limpide : la doctrine néolibérale de choc appliquée depuis trois ans à la Grèce sous les auspices et le contrôle tatillon de l’Union Européenne est incompatible avec la démocratie. Ce qui veut dire aussi, qu’on ne saurait – je dirai même qu’on n’a pas le droit de – s’émouvoir des écrans noirs de la télé publique si on se tait devant la violence des diktats de la Troïka et de la destruction parfaitement prévisible qu’ils infligent à ce pays, comme au reste de l’Europe du sud.
Un ami, qui a vécu cette période, me disait il y a deux jours : tu sais, ce qui se passe devant le bâtiment de l’ERT, ces gens rassemblés, ce fourmillement de débats et d’actions, ça rappelle l’occupation de l’école Polytechnique d’Athènes par les étudiants, en 1973, et sa radio libre qui brisait la chape de plomb de la dictature et qui annonçait sa fin prochaine. Aujourd’hui comme alors, grâce au soulèvement populaire, c’est l’espoir d’une fin prochaine de l’oppression qui surgit. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, devant les bâtiments occupés des télés et des radios aussi bien que sur les ondes et dans les images télévisuelles d’un type totalement inédit, c’est un esprit de résistance et de liberté qui souffle actuellement en Grèce et qui finira par l’emporter. Retrouvons-nous donc bientôt, chers amis et chères amies, en ce lieu ou ailleurs, pour soutenir une Grèce libérée et démocratique !
Stathis Kouvalekis
Aucun commentaire jusqu'à présent.