« Je ne serai jamais un politicien, je suis un révolutionnaire, puisqu’il n’y a pas de véritable poète qui ne le soit ».
Federico García Lorca
Extrait du recueil Romancero gitano (1928) de FEDERICO GARCÍA LORCA
ROMANCE DE LA GARDE CIVILE
Les chevaux sont noirs. Noirs aussi leurs fers. Sur les capes reluisent des taches d’encre et de cire. Ils ont du plomb dans le crâne, c’est pourquoi ils ne pleurent pas. Du cuir ! Du cuir verni en guise d’âme ! Nocturnes et bossus, là où ils passent, ils sèment des silences de gomme obscure et des peurs de sable fin. Ils passent s’ils veulent passer. Ils occultent dans leur crâne une vague astronomie de virtuels pistolets.
Oh cité des gitans, tes bannières au coin des rues ! La lune et les potirons, les griottes en conserve. Oh cité des gitans, qui, t’ayant vue, pourrait t’oublier ? Cité de douleur et de musc, crénelée de cannelle.
Quand arrive la nuit, nuit noire, noircie de noir, les gitans dans leurs forges, fabriquent des soleils et des flèches. Un cheval traîne sa mauvaise blessure de porte en porte. Des coqs de verre chantent dans Jéréz de la Frontéra . Le vent tourne tout nu le coin de la rue de la surprise. Dans la nuit d’argente nuit, nuit noire, noircie de noir.
La Vierge et son Joseph ont perdu leurs castagnettes. Ils demandent aux gitans de voir à les leur retrouver. La Vierge vient vêtue d’un habit de mairesse, tout en papier de chocolat et de colliers d’amendes vertes. Saint-Joseph bouge les bras sous une cape de soie. Puis vient le père du Cognac avec trois sultans de Perse. La demi-lune rêvait une extase de cigogne. Etendards et lanternes envahissent les terrasses. Dans le miroir sanglotent des danseuses sans hanches. Eaux, sombres eaux, ombres dans Jérez de la Frontéra.
Oh cité des gitans, tes bannières au coin des rues ! Eteint tes vertes lumières car s’en viennent les grands méritants. Oh cité des gitans, qui, t’ayant vue pourrait t’oublier ? Laissez-la loin de la mer, sans peigne pour ses deux pans de cheveux.
Ils s’avancent deux par deux sur la cité de la fête. Une rumeur d’immortelle envahit les cartouchières. Ils s’avancent deux par deux, double nocturne de toile. Le ciel n’est plus pour eux qu’une vitrine d’éperons .
La ville sans peur multipliait ses portes. Quarante gardes civils y sont entrés pour saccager. Les horloges se sont arrêtées. Le cognac des bouteilles s’est travesti en novembre pour passer inaperçu. Un vol d’immenses cris a jailli des girouettes. Les sabres zèbrent les brises que les sabots piétinent. Les vieilles gitanes s’enfuient dans les rues de pénombre avec leurs chevaux endormis et leurs pots pleins de monnaies. Par les rues pentues montent les capes sinistres, Laissant l’air cisaillé de tourbillons fugaces.
Au portail de Bethléém les gitans s’amassent. St-Joseph plein de blessures ensevelit une donzelle. Des coups de feu aigus résonnent dans la nuit . De sa douce salive d’étoile, la Vierge soigne les enfants. Mais la garde civile s’avance semant des foyers où jeune et dénudée l’imagination est aussitôt cramée. La Rose, celle des Camborio est assise à sa porte, elle geint, les deux seins coupés, posés sur un plateau. D’autres filles courent poursuivies par leurs tresses, dans l’air où éclatent des roses de poussière noire. Quand toutes les toitures ne seront plus que sillons en terre, l’aube balancera ses épaules en grand profil de pierre.
Oh cité des gitans, la garde civile s’éloigne dans un tunnel de silence, tandis que les flammes t’encerclent. Oh cité des gitans, qui, t’ayant vue, pourrait t’oublier ? Qu’on te cherche sur mon front. Jeu de lune et de sable.
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