cecil taylor 80 ans

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lu dans les DNA

Ahurissant Cecil Taylor

Mousquetaire de l’avant-garde jazzée, le pianiste Cecil Taylor, épaulé du batteur Tony Oxley, a surpris, dérouté et ravi le public de Musica, lors d’un concert ahurissant.

Sur le piano ce soir – à France 3 Alsace, à l’invitation conjuguée de Musica, Jazzdor et Pôle Sud -, une partition qui pourrait être une carte de New York. A 80 ans, Cecil Taylor parcourt son territoire, le sac et le ressac de ses rues perpendiculaires, sa maison de Brooklyn, carrée et solitaire dans une rue sans passage, les clubs fumeux qui ont vu naître son doigté miraculé. « La poésie a sauvé ma vie », répète-t-il à qui peut suivre ce phrasé martelé. « La musique a sauvé ma vie », dit-il encore, l’air d’être revenu de tout et de n’avoir renoncé à rien. Il s’accroche au piano comme à un phare ensablé.
« Dernier pianiste de tous les temps » selon son confrère Anthony Coleman, autre exilé de la certitude. Cecil Taylor pénètre sur la scène en récitant des poèmes, il laisse derrière lui son mythe. Tony Oxley, lui, est déjà installé, fait gémir fûts et cymbales. En apparence, les solos de Taylor ressemblent à ceux de Keith Jarrett. Le public jubile parce qu’il croit savoir ce qu’il doit attendre. Mais le New-Yorkais, lui, se situe à cinq pieds au-dessus des expectatives les plus légitimes. Cecil Taylor progresse de stupeur en stupeur. Des décennies de psychanalyse consciencieuse resurgissent en plus d’une heure et demie de combat à mort avec un Steinway.
Apprêté pour sa séance d’hygiène mentale, en pantalon orangé et chaussettes de danseur eighties, le pianiste claque un accord définitif, intransigeant. Face au flot ininterrompu d’informations, chacun développe sa propre stratégie. Certains musiciens dessinent des formes géométriques, d’autres s’accrochent à leur barre de mesure. Quelques-uns abandonnent, découragés. Drôle de sensation de constater que rien n’a changé. Même pour ses colporteurs, la musique de Cecil Taylor reste d’un hermétisme tenace, d’une intransigeante opacité. Lorsque la particule contient le tout.

Un immense précipité de piano

Première partie. Première pièce à conviction. Un immense précipité de piano, vingt minutes où l’air se densifie jusqu’à la solidité, puis trente minutes non stop. Dans la salle, les spectateurs reçoivent coup sur coup, n’ont pas digéré le dernier assaut que Cecil Taylor a déjà retraversé l’histoire universelle des musiques noire et blanche. Lorsqu’il avait 6 ans, sa mère voulait en faire un enfant prodige : un danseur de claquettes qui jouait Liszt de mémoire. Puis elle est morte alors que Cecil n’avait pas quinze ans. Le pianiste est resté un enfant qui multiplie les prodiges. Comment fiancer Albert Ayler aux Microkosmos de Bartok ? Ornette Coleman et Stravinski ? Comment entrer dans le champ batailleur du free jazz et rendre hommage au structuralisme de Bach ? Cecil Taylor parvient à galvaniser une audience qui jubile d’avoir toujours un train de retard.
Et dans ce défilé d’ondes paradoxales, tout paraît s’éclaircir. Il faut perdre le fil, s’offrir à des improvisations qui transcendent les références comme l’anecdote – comme cette longue pièce-monde d’une demi-heure. Comme si un musicien ne disait jamais autant que lorsqu’il ne veut rien dire. La musique de Cecil Taylor est taillée dans cette matière cubiste, où chaque élément de l’expérience humaine peut s’envisager simultanément. Même accompagné, il marche seul.

Joël Isselé

Édition du Dim 4 oct. 2009