“On va leur apprendre. Charge des balles en caoutchouc pour pouvoir viser les yeux.”

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Religieux, cet officier israélien recueille les témoignages des soldats dénonçant les actions de Tsahal dans les Territoires.

Par Annette Lévy-Willard 

On peut croire en Dieu et ne pas s’attendre à ce qu’il règle tous les problèmes. On peut décider que la morale, finalement, est bien une affaire terrestre. Et même personnelle. Et puis passer à l’action. Avec son allure de juif ultra-orthodoxe un peu rond, la chemisette, la barbe et la kippa, Yehuda Shaul n’a pas le look d’un révolutionnaire. Ni d’un militant gauchiste. Il ne parle pas avec exaltation, il ne fait pas de théorie, il ne débite pas de discours inutiles. Comme les vrais courageux, il est modeste. Il essaie seulement de se battre pour d’autres, les Palestiniens des Territoires occupés. Pour leurs droits à l’égalité, la justice et la dignité. Et aussi, dans un même et unique combat, il se bat pour son pays, Israël, pour qu’il ne sombre pas dans la folie sécuritaire et l’apartheid.

A 30 ans, on a l’impression qu’il porte des siècles sur ses épaules. Se battre contre les humiliations, les spoliations, les assassinats… c’est lourd. Shaul a fondé et dirige Breaking the Silence, l’organisation qui recueille et publie les terribles témoignages des soldats de Tsahal chargés du «contrôle» des Palestiniens de Cisjordanie (mais plus de Gaza depuis que les Israéliens se sont retirés en 2005). Récits publiés aujourd’hui en France dans le Livre noir de l’occupation israélienne. Briser le silence, à commencer par le sien.

Longtemps Shaul a cru qu’il serait le good guy, le type moral qui fait son service pour «changer l’armée de l’intérieur», éviter le pire. Et puis un jour, alors qu’il patrouille à Hébron, où les soldats sont là pour protéger 850 colons extrémistes installés en plein cœur de cette ville de 180 000 habitants palestiniens, Shaul remarque des portes grandes ouvertes. Il entre. «Ce que j’ai vu m’a changé. C’était un hôpital palestinien. L’unité qui nous avait précédé à Hébron avait tout cassé. Les soldats avaient écrit des graffitis racistes sur les murs. Ils avaient chié partout. Alors, j’ai pris mon appareil photo. Ensuite, j’ai ouvert ma première adresse mail et j’ai envoyé toutes les photos aux journalistes que je connaissais pour que les gens sachent ce qui se fait en leur nom. J’ai mis mes coordonnées, mon téléphone. Personne n’a rien publié.» Il prend une décision, curieuse. «Je vais voir mon supérieur et je lui annonce que je veux devenir commandant. Il est étonné. Je lui explique : “Pour que les juifs ne se conduisent pas comme ça.”»

Lors de l’entraînement pour les futurs officiers, le jeune religieux idéaliste découvre un autre monde. «Pour la première fois, je sors de ma bulle.» Il raconte et raconte encore, intarissable comme les soldats qui lui ont confié leurs récits dans le livre noir.

Cela démarre à Bethléem. «Il y a un couvre-feu dans la ville parce qu’un soldat a été tué à un check-point. On roule dans des véhicules blindés et des tanks sur la route qui longe le camp de réfugiés palestiniens. Des mômes jouent dans la rue, nous balancent quelques pierres qu’on n’entend même pas dans nos tanks. Mon officier dit : “On va leur apprendre. Charge des balles en caoutchouc pour pouvoir viser les yeux.” On arrête un gosse de 10 ou 11 ans, il est menotté, les yeux bandés, il pleure. Je proteste. Mon officier dit : “Yehuda, tu as pitié de ce garçon mais si Tsahal ne lui fait pas peur il se fera sauter avec des explosifs.” C’est exactement le contraire, dis-je. C’est parce que tu le traites comme ça qu’il va devenir un kamikaze. Plus tard, on a tiré une balle en caoutchouc dans la figure d’un autre gosse. Mort. Et les gars étaient contents.»

En 2006, Shaul est envoyé à la guerre, la vraie, pas contre des mômes sans armes. Au Liban, contre le Hezbollah. «Je suis devenu schizo. Je me bats au Liban, avec mon unité d’élite, mais quand je rentre, je vais aussitôt manifester contre l’occupation des Territoires.» Après la guerre du Liban, retour au quotidien de l’occupation militaire en Cisjordanie. Shaul a compris qu’il rêvait quand il pensait pouvoir changer l’armée. Pire, il s’est rendu compte que lui aussi, Yehuda Shaul, était un«scandale» : «Je tire des grenades la nuit sur des maisons palestiniennes où dorment des familles pour “affirmer notre présence”, comme dit l’armée. Pour intimider, pas pour assurer la sécurité d’Israël.» Il discute avec les soldats de son unité, conscients que «quelque chose ne va pas». Pour briser la chape de silence sur ce qui se passe, ils décident de «transporter Hébron à Tel-Aviv». C’est l’exposition «Breaking the Silence», en plein Tel-Aviv, qui montre des vidéos et des photos sur la vérité de l’occupation. Le silence se transforme en grand bruit : des milliers de visiteurs, des accusations de «mettre en péril l’armée et Israël», des soldats qui viennent témoigner. L’exposition va jusqu’au Parlement.

Pur produit du sionisme religieux, issu d’une famille très orthodoxe, Yehuda Shaul n’était pas programmé pour la contestation. Un père venu du Canada afin d’étudier la religion à Jérusalem, et y rencontre sa future femme, américaine. Elle meurt quand Yehuda a 4 ans. Le père, informaticien, se remarie et glisse vers l’ultra-orthodoxie. Ainsi, on interdit dorénavant la télé mécréante aux dix enfants – trois du premier mariage, et sept ensuite -, une moyenne normale dans ces milieux. Yehuda choisit d’être pensionnaire dans une yeshiva où l’on étudie les textes religieux, mais aussi les programmes laïcs. Lycéen, il s’émancipe des dogmes du judaïsme en lisant des auteurs profanes. Impressionné par Gandhi et Martin Luther King, il pense d’abord à la désobéissance civile, à refuser de faire son service militaire. Puis penche vers sa fameuse idée de «changement de l’intérieur» et part à l’armée : «Je voulais défendre le pays et montrer qu’on peut être des soldats moraux. Mais vous devenez vite un animal.»

La seconde Intifada éclate, les Territoires occupés s’embrasent, les attentats meurtriers en Israël redoublent. L’occupation militaire se renforce. Humilier, séparer, contrôler… Shaul voit les habitants de Cisjordanie maltraités par des check-points inutiles, des maisons détruites, des harcèlements administratifs, des routes réservées aux Israéliens. Il comprend : «On n’a pas récupéré ces territoires en 1967 pour les rendre un jour aux Palestiniens, on va rester. Chaque maison de colon qu’on construit, chaque maison de Palestinien détruite, c’est l’occupation qui s’installe.» Dans l’indifférence des Israéliens, qui ignorent ce qui se passe de l’autre côté du mur : «L’occupation est invisible, on ne peut donc pas être contre…» L’idéaliste comprend que l’armée ne fait qu’appliquer la politique des gouvernements et s’insurge : «Israël a le droit d’exister mais n’a pas celui d’occuper la Palestine pour toujours.» Toujours religieux «à titre privé», Shaul s’est investi dans l’action démocratique. Il est codirecteur salarié de Breaking the Silence. Il n’est pas marié, vit à Jérusalem et consacre son temps à lutter contre l’occupation, «le plus grand danger qui menace le sionisme depuis la création de l’Etat d’Israël.»

En 5 dates

1982 Naissance à Jérusalem.
2001 Service militaire dans une unité de combat. 
2004 
«Breaking the Silence», exposition à Tel-Aviv de photos, vidéos et de témoignages de soldats. 
2006
 Envoyé au front durant la guerre du Liban.
2013 
Le Livre noir de l’occupation israélienne (éditions Autrement).

http://www.liberation.fr/monde/2013/10/14/yehuda-shaul-le-soldat-temoin_939433

Archives
http://la-feuille-de-chou.fr/archives/57108