L’OEUVRE SOCIALE d’AMBROISE CROIZAT 

par Michel ETIÉVENT, Historien.

“L’extrême discrétion de l’histoire officielle et des médias sur la place et l’œuvre d’Ambroise Croizat tient non seulement à l’étiquette «communiste» du «ministre des Travailleurs», mais surtout à la dérangeante modernité de son combat et de son message politiques à l’heure de la casse de ses «conquis» sociaux et du renoncement du gouvernement à une politique à hauteur de dignité d’homme.

Il faut chercher la modernité du personnage (dont l’œuvre est évidemment non séparable de l’invention sociale portée par le programme du CNR et le peuple de France) dans le choix d’une politique exclusivement centrée sur l’humain. Ce qui caractérise l’œuvre de Croizat et celle des ministres communistes de 1945 à 1947 est bien dans la volonté de placer d’emblée l’homme au centre de tous leurs choix politiques.

L’ouverture de son discours à l’Assemblée nationale, le 27novembre 1945, en est l’illustration: «Désormais, déclara-t-il, dans toutes les phases de sa vie, nous mettrons définitivement l’homme à l’abri du besoin. Nous en finirons avec les angoisses du lendemain.»

Un autre critère de modernité est à saisir dans la volonté de lier tout «développement économique de qualité» à la hauteur des besoins d’une nation à un «statut social» à la hauteur des besoins des hommes.

Ce postulat extrêmement novateur commande l’ensemble des réformes progressistes initiées par Croizat et les autres ministres communistes. Il tient dans une «sécurisation» totale du travailleur et de sa famille sur l’ensemble de leurs parcours de vie.

La revendication d’une enfance digne tout d’abord par le triplement du montant des allocations familiales, l’attribution, pour la première fois au monde, d’une prime prénatale, de l’allocation de salaire unique, du doublement du congé maternité… Cette sécurisation du chemin de vie se prolonge au fil de l’adolescence par une volonté de formation professionnelle performante (Afpa, centres d’apprentissage…) puis, dès l’entrée au travail, par l’attribution d’un salaire décent, la mise en place de conventions collectives protectrices, une véritable protection dans l’entreprise par la création des CHSCT, de la prévention, de la reconnaissance des maladies professionnelles, l’instauration de la médecine du travail et bien sûr d’une protection sociale financée par les richesses créées dans l’entreprise et gérée par les travailleurs eux-mêmes.

Ce vrai «statut social» du travailleur s’affirme également par la volonté de l’associer étroitement à la gestion et à l’avenir de l’entreprise par la création des CE et de faire de l’individu un citoyen, un acteur de son outil de travail.

Cette ambition de citoyenneté se retrouvera ainsi dans l’instauration du statut des mineurs, des électriciens et gaziers et dans celui de la fonction publique qui, pour la première fois, permet une vraie participation du travailleur à l’organisation de sa carrière et au fonctionnement des services publics par l’institution d’organismes paritaires. Cette «sécurité sociale» au sens global, appliquée à tous les instants de vie, s’achève enfin dans le droit à une retraite décente. Il faudrait également rechercher la modernité des ministres communistes et de Croizat dans une pratique de proximité constante avec la base. «Nous étions en permanence sur le terrain, organisant des réunions dans les municipalités, les entreprises, en contact direct avec les travailleurs. Nous les écoutions, nous rapportions toutes leurs doléances, leurs propositions pour les transformer en décrets ou en lois. Il ne peut en effet y avoir de politique efficace sans l’accompagnement fort des gens», soulignait Croizat en 1946.

Enfin, autre critère de modernité et non des moindres: la volonté constante de mener de pair deux politiques. L’une faite de satisfaction immédiate des besoins des travailleurs (c’est le sens des fortes augmentations de salaire, de la loi sur les heures supplémentaires, de la hausse de toutes les prestations familiales), l’autre porteuse de grandes idées transformatrices de la société à long terme, à l’image de l’instauration de la Sécurité sociale, des plans de nationalisation, des statuts sociaux nouveaux.

On comprend dès lors, à la lueur de ces innovations, combien le rappel de cette actualité brûlante est dangereux pour les pouvoirs actuels en place alors que se poursuivent toutes les régressions sociales et le détricotage des «conquis» hérités du CNR.

Plus que jamais les multiples attaques, qu’elles viennent du gouvernement ou d’un patronat «détricoteur d’acquis», requièrent nos mobilisations.

Michel ETIÉVENT