14 avril 2014 | Par Eric Fassin
Manuel Valls poursuivi par les Roms : curieusement, au moment où il accède à Matignon, une citation à comparaître le 5 juin pour provocation à la discrimination et à la haine raciale, à la suite de ses propos répétés en 2013 sur les Roms, n’a pas retenu l’attention des grands médias.
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Manuel Valls est cité à comparaître le 5 juin 2014 devant le tribunal correctionnel de Paris par l’association la Voix des Rroms. Il est accusé de provocation « à la discrimination, la haine ou la violence » (selon les termes de l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881) « à l’égard d’un groupe de personnes », les Roms, à raison « de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ». La loi prévoit des sanctions pénales qui peuvent aller jusqu’à un an d’emprisonnement, 45 000 euros d’amende et l’inéligibilité pendant 5 ans.
Sont visés ses propos rapportés par la presse le 14 mars 2013, et d’autres prononcés sur France Inter le 24 septembre de la même année. Le ministre de l’Intérieur déclarait que « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution », avant de préciser qu’ils « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » : « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance ». En d’en conclure : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».
Curieusement, au moment où Manuel Valls accède à Matignon, la citation à comparaître n’a pas retenu l’attention des grands médias. On pourrait s’en étonner : cela ne vient-il pas perturber une image de professionnalisme censée tenir lieu de changement politique au lendemain de la déroute électorale ? Au contraire, l’absence de médiatisation révèlerait-elle une maîtrise de la communication d’un grand professionnalisme ?
C’est le mot censé définir le nouveau Premier ministre : pour Harlem Désir, « Manuel Valls a montré ses qualités, son professionnalisme, son audace ».Le sérieux et l’efficacité tiennent lieu désormais de cap politique ; ces qualités sont la traduction pragmatique d’une politique de rigueur et d’austérité. C’en serait donc fini de l’idéologie : ainsi, la revendication d’autorité relèverait seulement du « réalisme ».
On comprend que la droite répugne à dénoncer la romaphobie : Manuel Valls s’inscrit en effet dans la droite ligne de son prédécesseur Brice Hortefeux. Quant à la majorité gouvernementale, elle n’a pas hésité à déposer des recours contre l’inscription de Rroms roumains sur les listes électorales – comme le socialiste Mathieu Hanotin à Saint-Denis ou de l’ancien maire communiste de Montreuil, Jean-Pierre Brard.
Mais pour interpréter le silence des médias, il faut recourir à une autre hypothèse. C’est sans doute qu’ils ne sont guère choqués, mais surtoutqu’ils partagent avec nos gouvernants une certitude : Manuel Valls n’aurait rien à craindre. En effet, la plainte du MRAP, après ses propos de septembre sur les Roms, avait été classée sans suite : le 19 décembre 2013, le ministre de l’Intérieur français était blanchi par la Cour de justice de la République.
Pour ses pairs, « les propos incriminés s’insèrent dans un débat d’intérêt public, relatif au problème, qualifié par le ministre de “difficile et complexe”, de l’intégration des Roms ». Or qu’en est-il aujourd’hui ? L’avocat de la Voix des Rroms conteste la compétence de la Cour de justice : le ministre « est dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il donne des instructions, […] mais pas lorsqu’il intervient dans les médias pour donner son opinion ». En outre, « la République française ne reconnaissant pas la notion de race », il ne « pourrait être dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il prône un traitement différencié concernant des personnages à raison de leur origine. »
Bref, un ministre ne saurait parler au nom de la République s’il tient des propos racistes. Sans doute les défenseurs de Manuel Valls rétorqueront-ils que, à l’instar du président de la République, les ministres du gouvernement bénéficient d’une forme d’immunité. Toutefois, ce serait reconnaître que nos gouvernants, au contraire de nos concitoyens, peuvent impunément s’adonner à la parole raciste. Cela reviendrait à instituer légalement un paradoxe : d’un côté, la République est fondée sur le rejet du racisme ; de l’autre, le racisme échapperait aux poursuites dès lors qu’il exprime la politique gouvernementale.
Ce paradoxe éclaire peut-être l’étrange rapport de la France au génocide rwandais à l’heure des commémorations : la raison d’État s’accommode du racisme d’État. Tel serait donc le sens du professionnalisme politique dans la République aujourd’hui : il dispense les gouvernants de respecter la loi républicaine imposée à ces amateurs que sont les citoyens.
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Cette chronique a été publiée dans Libération le 12 avril 2014, sous le titre : « Manuel Valls poursuivi par les Roms ».
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