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L’avantage de n’avoir plus aucune réputation à perdre – le mien, donc – , c’est de pouvoir énoncer tranquillement ce genre d’énormité : le plus grand traité des Ages classique et moderne réunis, en Occident, ce n’est pas le Léviathan, ce n’est pas Le contrat social, ce n’est pas davantage L’esprit des lois – c’est Instructions aux Domestiques de Jonathan Swift, 1725 (1).

Cet ouvrage conduit de bout en bout de ce ton pince-sans-rire qui est la signature de Swift est un impeccable traité de défection adressé à l’armée anonyme autant qu’innombrable des serviteurs de toutes catégories. Un traité de résistance d’intensité variable à l’autorité des maîtres et à leurs ordres. Les conditions d’un soulèvement ou d’une insurrection n’étant pas remplies, la fragmentation de la catégorie des serviteurs de maison en maison ne se prêtant guère aux grandes entreprises collectives et aux coalitions de forces, c’est une insoumission subreptice voire sournoise mais ininterrompue que préconise Swift. La durée en est l’élément, la constance la modalité subjective. Les moyens de la résistance sont obliques plutôt que frontaux. Il ne s’agit pas de se rebeller, de refuser d’exécuter les ordres, de défier l’autorité du maître, mais plutôt de se dérober autant qu’on le peut, de ne pas entendre les ordres, de traîner, oublier, faire les choses à moitié, cultiver une perpétuelle rétivité – mais qui n’expose pas celui qui la pratique à la colère du maître et à des représailles vives. Exemple : « Ne venez jamais que vous n’ayez été appelé trois ou quatre fois, car il n’y a que les chiens qui viennent du premier coup de sifflet ; et quand le maître crie : qui est là ? ; aucun domestique n’est tenu d’y aller ; car qui est là n’est le nom de personne (2) ».

Les Instructions sont un traité de désobéissance et d’insoumission à l’usage de ceux et celles qui ne sont pas en situation de secouer impétueusement le joug des maîtres et de faire valoir les conditions de l’égalité – c’est dire si elles nous sont précieuses en ces temps d’eaux basses de la lutte pour l’émancipation ; dans ce présent où l’arrogance des patriciens s’affiche sans réserve. C’est un traité de longue patience aussi, à l’usage de ceux qui savent que l’inertie peut être, pour les humbles, une arme formidable, c’est un éloge de la stratégie de l’épuisement dans les conditions où celles de l’affrontement direct ne sont pas remplies – ne faites jamais que le strict minimum de ce qui est exigé de vous, et même un peu moins si vous pouvez, dépouillez le maître à loisir mais ne vous faites pas prendre, querellez-vous avec vos collègues autant que vous voudrez mais n’oubliez jamais que vous avez un ennemi commun – le maître – , ne ménagez aucun effet pour diviser l’adversaire en montant les familles auxquelles vous appartenez les unes contre les autres, sabotez le travail quand vous le pouvez, de préférence d’une manière qui discrédite ou ridiculise vos maîtres, rendez coup pour coup, insidieusement, à ceux négligent de vous graisser la patte, traitez sans considération la progéniture de cette espèce ennemie, etc. Autant la circonspection, la dissimulation, la prudence doivent s’imposer dans la mise en œuvre de la résistance, autant l’horizon de l’affrontement est clairement désigné : celui d’une lutte infinie, inexpiable entre deux espèces ennemies. En témoigne distinctement ce conseil adressé à la nourrice : « S’il vous arrive de laisser tomber l’enfant et de l’estropier, ayez soin de ne pas l’avouer ; et s’il meurt, tout est sauvé ».

On remarquera que les « Instructions » de Swift nous incitent à nous situer au delà de l’opposition entre l’actif et le passif. Son texte n’est pas un traité de défense passive, purement passive, c’est un guide adapté aux conditions dans lesquelles les dominés ou, dans le vocabulaire de Foucault, les gouvernés sont pris dans des relations de pouvoir où tout un espace s’ouvre pour des contre-conduites ou pour ce qu’on pourrait appeler une politique implicite des corps indociles – mais où il n’est pas question de casser la machine de pouvoir, de rejeter en bloc la règle du jeu, de changer le régime même des relations entre maîtres et serviteurs. On peut dans une certaine mesure inverser l’énergie du pouvoir en rendant constamment litigieuse la relation de commandement, en faisant en sorte qu’une proportion variable des ordres donnés aux serviteurs aille se perdre dans les sables de leur inertie… Ce faisant, comme le dit Foucault, les corps indociles des serviteurs récusent l’utilité à laquelle les vouent les maîtres en tentant de les enfermer dans la discipline, ils résistent à leur devenir-utile, en se rendant aussi inutiles que possibles. Bien avant que le capital réclame des corps utiles et que les gouvernants fassent de la disponibilité de ceux-ci à leur « utilisabilité » une question de principe, une question morale, les maîtres d’Ancien régime cherchent à plier les corps subalternes au même règlement, en liant docilité et utilité. S’extraire de ce champ, y faire des brèches, chercher des lignes de fuite, faire défection – le programme ironique que Swift assigne aux serviteurs -, ce n’est pas simplement « réagir », c’est-à-dire adopter un comportement réactif qui demeure captif du diagramme établi par les maîtres, c’est bien faire des expériences avec la liberté.

Je fais ici référence à cette impeccable définition de la liberté que propose Rousseau à la Sixième promenade desRêveries : « Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas ». Ce qui caractérise le serviteur qui se défile, dénature la commande du maître, ce n’est donc pas qu’il est d’emblée « piégé » dans une relation monolithique et violemment asymétrique, mais au contraire qu’il peut multiplier les occasions d’expérimenter sa liberté et d’infléchir, ce faisant, le cours des choses. La liberté, dirait Foucault, n’est donc pas du tout en premier lieu ce qui a vocation à être institué et à se monnayer sans fin sous la forme de libertés particulières, entendues comme droits, mais plutôt ce qui n’existe et ne se « prouve » qu’en s’éprouvant – le fondement de la liberté, dit à peu près Foucault, c’est la liberté elle-même. Toute pratique de la liberté entendue en ce sens produit un trouble dans les relations de pouvoir et descelle le gouverné de la position qui lui est assignée par le gouvernant, elle le dés-assujettit et le déplace vers une autre position, une autre subjectivité aussi. Faire défection est donc, en ce sens, le geste même, le geste premier qui s’associe à la liberté. Le jeu des gouvernants est habituellement de désigner la défection non pas comme un acte ou un geste mais comme un absentement coupable, entièrement situé du côté du manque, de la défaillance, de la paresse, de l’inconstance, etc. L’exemple classique et récurrent, c’est l’abstention aux élections. Mais c’est bien sûr une façon d’ignorer que celle-ci peut bel et bien, dans certaines circonstances, être, disait le militant marxiste et théologien de la libération colombien Camillo Torrès, « active, belligérante et révolutionnaire ». D’ailleurs, dans son roman en forme de fable ou d’apologue, La lucidité, le romancier portugais José Saramago imagine une situation dans laquelle les gouvernants doivent bien prendre acte de cette transfiguration du geste de défection – aux lendemains d’élections municipales où 83% des électeurs ont voté blanc.(3) Dans ces conditions, leur approche de la défection va se transformer complètement : elle cesse pour eux d’être un effet de l’inertie d’une partie des catégories populaires pour devenir l’effet incontestable d’un complot anarchiste, international de préférence. Dès lors qu’ellefait masse et apparaît comme relevant d’un dessein collectif, la défection prend aux yeux des gouvernants une tournure subversive. Tout rapprochement avec une actualité récente serait naturellement le fruit d’une imagination dévoyée.

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