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Aurélie Filippetti appelle les intermittents à cesser leur mouvement

LE MONDE | 30.06.2014 à 08h27 |
Par Aurélie Filippetti (ministre de la culture et de la communication)

Peut-on vouloir mourir par devoir ? Qu’est-ce que le sacrifice de soi ? 63 ans après la mise en scène mythique de Jean Vilar, avec Gérard Philipe et Jeanne Moreau, le festival d’Avignon répond à nouveau aux interrogations de l’oeuvre immortelle de Kleist, Le Prince de Hombourg, avec Anne Alvaro et Xavier Gallais, dans une mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti dont l’audace artistique n’a d’égale que sa quête toujours renouvelée de nouvelles formes d’expression scéniques. Grandes oeuvres du répertoire, mais aussi exploration passionnée de tous les champs de la création contemporaine, les festivals d’Avignon, de Montpellier, d’Aix, de Marseille et bien d’autres nourrissent, depuis des décennies, l’expérience artistique et humaine de centaines de milliers de visiteurs venus du monde entier.

Le sens du ministère de la culture dans la République est de défendre avec passion cette extraordinaire liberté des formes, y compris dans leurs expressions esthétiques et politiques les plus radicales, car ces festivals sont des rassemblements qui ponctuent nos histoires et nos mémoires collectives et individuelles. Combien de spectateurs n’ont pas été bouleversés, en 2013, par l’Elektra de Strauss, à Aix-en-Provence, ultime mise en scène de l’irremplaçable Patrice Chéreau, par Robot de Blanca Li à Montpellier-Danse ou par l’extraordinaire concert de M. aux Francofolies de La Rochelle ? Les festivals d’été génèrent bien sûr des retombées économiques considérables, mais ce sont d’abord des moments intimes, intenses et paradoxaux puisque chacun, communiant avec tous les autres devant un plateau où se livrent des artistes, est renvoyé à sa subjectivité et à la nécessité impérieuse de donner un sens « aux changements confus d’un monde en gestation », comme l’écrit Aragon. Et tout en défendant l’approche la plus exigeante de l’art, les festivals ont su rendre les oeuvres de l’esprit accessibles à tous, en allant au plus près des habitants, dans les quartiers, les écoles, auprès des publics handicapés ou empêchés, pour faire de la culture plus qu’un divertissement, plus qu’un supplément d’âme : une nourriture essentielle qui donne corps au vers d’Yves Bonnefoy « le blé qui va lever ici sera le pain de nouveaux échanges ».

Ce foisonnement créatif inouï, qui place la France au tout premier rang des grandes puissances culturelles, est fondé, depuis le Front Populaire, sur un dispositif unique au monde : une indemnisation du chômage reposant sur le caractère discontinu (« intermittent ») de l’emploi des artistes et techniciens du spectacle. Mais si l’emploi est intermittent, le travail, lui, est permanent ! Avant de jouer, il faut s’être formé, avoir répété, avoir cherché inlassablement le moyen de donner au public le meilleur de soi-même. C’est l’honneur de notre pays de placer au coeur de la solidarité interprofessionnelle un régime particulier d’assurance-chômage qui réponde aux spécificités d’un travail pas comme les autres, car il met en jeu « l’être » autant que le « faire ».

Pourtant, le régime des artistes et techniciens du spectacle est aujourd’hui fragile, et nombreux en sont les bénéficiaires en voie de paupérisation : loin d’être ces « nantis » que certains stigmatisent injustement, les intermittents sont devenus des salariés encore plus précaires que les autres. Ils subissent des contrats de plus en plus rares et courts, souvent de quelques heures.

Faute de pouvoir atteindre le seuil des 507 heures sur 10 mois pour les techniciens, 10 mois et demi pour les artistes, leur accès à la couverture chômage est devenu de plus en plus difficile, surtout depuis la mise en place, en 2003, du nouveau dispositif validé par le gouvernement Raffarin.

Une nouvelle convention Unedic est née de l’accord social du 22 mars 2014, signé par une majorité de partenaires sociaux. Elle couvre tous les salariés, quel que soit leur secteur d’activité. Elle a suscité, en raison de mesures particulières concernant leur régime d’assurance-chômage (les annexes VIII et X), de grandes inquiétudes et une forte mobilisation des artistes et techniciens du spectacle vivant, amplifiée par la fragilisation de leur situation depuis 2003.

J’ai entendu depuis longtemps et je comprends cette inquiétude. Pour concilier l’exigence de respect du dialogue social et la prise en compte de la précarisation des intermittents, le Premier ministre a proposé une démarche inédite et ambitieuse consistant à :

– donner une assise solide et pérenne à un régime dont notre pays peut être fier et garantir, par la présence de l’Etat, la sécurité de ce cadre ;

– maintenir le régime dans le champ de la solidarité interprofessionnelle, sans créer de « caisse autonome » ;

– faire expertiser et discuter l’ensemble des propositions, y compris celles issues du « comité de suivi » qui, depuis onze ans, élabore des propositions de réforme du régime ;

– préserver le budget de l’Etat pour la création et le spectacle vivant en 2015-2017 : cette bouffée d’oxygène est indispensable pour préserver l’emploi artistique ;

– dans un souci d’apaisement, neutraliser, pour ses allocataires, le renforcement du différé d’indemnisation prévu par l’accord du 22 mars, tant que le nouveau dispositif n’aura pas été défini.

L’enjeu est maintenant de construire ensemble, sous le pilotage de trois éminentes personnalités, Hortense Archambault, Jean-Denis Combrexelle et Jean-Patrick Gille, un régime d’assurance chômage des intermittents juste, efficace et pérenne, qui ne soit plus remis en cause à l’occasion de chaque renégociation interprofessionnelle. Tous les représentants du secteur, même les plus critiques, ont d’ores et déjà annoncé qu’ils participeraient à cette démarche, qui débouchera sur des mesures concrètes avant la fin de l’année. Je les en remercie

C’est en tenant compte de ces dernières annonces, très fortes, d’un gouvernement de gauche qui place la culture au coeur de ses priorités, qu’il faut considérer l’avenir immédiat de nos festivals d’été.

Annuler un spectacle, pour un intermittent, ce n’est pas seulement perdre des revenus, mais renoncer à sa parole, renoncer à exprimer, par le geste artistique, la complexité et les paradoxes du monde.

Aujourd’hui, ce renoncement n’aurait plus de sens, et serait mortifère au moment même où l’occasion nous est donnée, enfin, de reconstruire des règles plus justes pour les intermittents, à la fois pérennes et mieux adaptées à leur situation. J’appelle donc tous les acteurs de culture dans notre pays à permettre, comme chaque année, que ces extraordinaires moments de communion entre artistes et public aient lieu, et à saisir la main qui leur est ainsi tendue.