Monsieur Roger Cukierman,
Je suis avec attention vos déclarations depuis quelques jours, qu’il s’agisse de votre soutien non dissimulé à l’offensive israélienne en cours (plus de 600 morts à Gaza en deux semaines, un enfant tué toutes les heures, en moyenne, les 21 et 22 juillet), ou de vos commentaires avisés sur les incidents et violences qui ont eu lieu en marge de certaines manifestations de solidarité avec les Palestiniens.
L’objet de ce texte n’est pas de répondre à l’ensemble des questions de fond, ou de forme, posées par vos déclarations, mais seulement de vous faire remarquer que vous avez parfois le verbe un peu léger, et qu’il serait donc sage que vous reveniez à la raison. Si cela est encore possible, ce dont je doute.
L’amalgame entre juif et israélien
Vous souhaitez défendre Israël, sa politique et ses offensives militaires ? C’est votre droit le plus strict. Mais dans ce cas, arrêtez de prétendre parler au nom des Juifs de France et d’entretenir un dangereux amalgame entre, d’une part, les Juifs et, d’autre part, Israël. Rappelons ainsi, à titre d’exemple, les propos que vous avez tenus, le 21 juillet dernier, sur Radio France Internationale (RFI) :
« Nous nous affirmons comme le représentant des Juifs de France et nous éprouvons de l’affection pour l’État d’Israël. De la même manière que des citoyens français d’origine italienne éprouvent de la sympathie pour l’Italie, et de même pour les Espagnols, ou pour toutes les autres nationalités ou binationalités qui peuvent exister en France ».
De quelle « nationalité » ou « binationalité » parlez-vous ? Existe-t-il une nationalité juive, comme il existe une nationalité italienne ou espagnole ? C’est effectivement le cas en Israël[1], mais ça ne l’est pas en France. À quelle « nationalité » faites-vous donc référence ? Cela ne peut être, logiquement, qu’à la « nationalité » israélienne[2] ou à une « binationalité » franco-israélienne. En toute logique, ce « nous » (qui éprouve de « l’affection » pour l’État d’Israël) est donc un nous qui englobe les Israéliens de France et les Franco-israéliens. Mais alors, pourquoi tenir ces propos en vous présentant comme « représentant des Juifs de France » et non comme « représentant des Israéliens de France » ? Considérez-vous qu’être juif et être israélien serait équivalent ?
En introduisant cette confusion, vous entretenez un dangereux amalgame que vous n’avez pourtant eu de cesse de dénoncer ces derniers jours. Dois-je vous rappeler vos propos de juin 2010, au sujet précisément de cet amalgame ? Je crois que cela est nécessaire, car vous semblez avoir la mémoire courte : « L’amalgame entre israélien et juif est tentant et encourage à casser du Juif ». Une remarque dont vous seriez bien avisé de tenir compte…
« C’était un peu la Kristallnacht »
Vous avez en outre jugé bon, en commentant les incidents et violences qui ont eu lieu en marge de certaines manifestations, de dresser des parallèles qui, bien que sans doute destinés à frapper les esprits, n’en sont pas moins douteux, voire scandaleux. Vous avez ainsi déclaré, à propos des affrontements qui ont eu lieu, le 13 juillet, rue de la Roquette à Paris, ceci : « C’était un peu la Kristallnacht [la Nuit de Cristal] et on a échappé de peu à un véritable pogrom ».
La « Nuit de Cristal ». Un « pogrom ». Rien que ça.
Rappelons, pour mémoire, ce que fut la Nuit de Cristal, en nous référant à l’Encyclopaedia Universalis :
Le 9 novembre [1938], juste avant minuit, le commandant de la Gestapo, Heinrich Müller, envoie un télégramme à toutes les unités de police pour les informer que « dans les plus brefs délais, des actions contre les Juifs, et en particulier contre les synagogues, doivent avoir lieu dans toute l’Allemagne. Rien ne doit venir contrarier ces opérations ». Au contraire, la police devait arrêter les victimes. Les brigades de sapeurs-pompiers se tenaient près des synagogues en flammes, ayant reçu l’ordre explicite de laisser les bâtiments brûler. Elles ne devaient intervenir que si le feu menaçait des propriétés « aryennes » voisines.
En l’espace de deux jours et de deux nuits, plus de 1 000 synagogues furent incendiées ou subirent des dégâts. Les émeutiers mirent à sac et pillèrent environ 7 500 entreprises juives, assassinèrent au moins 91 Juifs et vandalisèrent hôpitaux, maisons, écoles et cimetières juifs. Les agresseurs étaient souvent des voisins des victimes. Quelque 30 000 hommes juifs âgés de seize à soixante ans furent arrêtés. Pour emprisonner un si grand nombre de nouveaux arrivants, les camps de concentration de Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen furent étendus.
Est-ce bel et bien à ce tragique événement historique que vous faites référence ? Avez-vous osé comparer les incidents de la rue de la Roquette à un gigantesque déchainement meurtrier de violence et de haine, organisé par l’État lui-même, et considéré par bien des historiens comme un prélude à la déportation et au génocide des Juifs ? Il semble bien que oui.
Passons sur le fait que la 1ère version des violences de la rue de la Roquette a été démentie par… le président de la synagogue lui-même, qui a affirmé, lors d’une interview sur la chaîne d’information i>Télé, ce qui suit : « À aucun moment, nous n’avons été physiquement en danger ».
Et revenons plutôt sur votre emphase et sur ce qu’elle induit : en comparant les événements du 13 juillet à la Nuit de Cristal, vous relativisez considérablement, et le mot est faible, la réalité de cette dernière. En effet, à vouloir grossièrement forcer le trait, vous laissez entendre et supposer que la Nuit de Cristal pourrait être considérée, somme toute, comme une manifestation qui aurait mal tourné et qui aurait dégénéré en violences. Me permettrez-vous de vous faire remarquer que vos propos pourraient être aisément qualifiés de révisionnistes ?
Et il en va de même pour votre allusion aux « pogroms », tout aussi déplacée, pour ne pas dire outrancière, que la mention de la Nuit de Cristal. Référons-nous, de nouveau, à l’Encyclopaedia :
Pogrom : Terme russe désignant un assaut, avec pillage et meurtres, d’une partie de la population contre une autre, et entré dans le langage international pour caractériser un massacre de Juifs en Russie. (…) Ils survenaient lors d’une crise politique ou économique et s’effectuaient grâce à la neutralité (parfois aussi grâce à l’appui discret) des autorités civiles et militaires. (…) Le bilan des pogromes est malaisé à établir : on peut dénombrer quelque 887 pogromes majeurs et 349 « mineurs », qui auraient fait plus de 60 000 morts.
En employant le terme « pogrom », vous banalisez, de nouveau, une véritable tragédie historique, celle de massacres de masse tolérés, voire encouragés par les autorités et l’armée russes. Et vous relativisez, de nouveau, les violences dont ont été victimes des centaines de milliers de Juifs, cette fois en Russie et dans les pays voisins à la fin du 19èmeet au début du 20ème siècles.
Combattre l’antisémitisme, mais sans vous
Existe-t-il de l’antisémitisme en France ? Évidemment, et il appartient à chacun de le combattre implacablement, qu’il s’agisse de celui de l’extrême-droite « classique », du tandem Soral-Dieudonné ou d’autres haineux qui tentent d’instrumentaliser la question palestinienne pour distiller un discours stigmatisant, parfois malheureusement suivi de passages à l’acte, contre les Juifs.
Mais vos propos, maintes fois réitérés, n’aident pas, et c’est un euphémisme, ceux qui entendent mener le combat contre l’antisémitisme tout en ne renonçant pas à témoigner de leur soutien aux droits légitimes (et internationalement reconnus) des Palestiniens.
Car VOUS entretenez l’amalgame entre juif et israélien.
Car VOUS banalisez certaines des tragédies dont ont été victimes les Juifs.
Ce faisant, vous rendez service à la vermine antisémite en reprenant à votre compte, bien que vos intentions diffèrent, leurs pires abjections.
Vous souhaitez défendre Israël ? C’est votre droit. Je suis en effet partisan, contrairement à vous qui avez soutenu les interdictions de manifester, de la liberté d’expression et d’opinion.
Mais vous n’avez donc aucune leçon de lutte contre l’antisémitisme à donner à qui que ce soit, et le meilleur service que vous pourriez rendre aux Juifs serait d’arrêter de prétendre parler en leur nom.
Julien Salingue
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[1] En Israël, il existe un découplage entre « citoyenneté » et « nationalité ». L’ensemble des Israéliens sont de « citoyenneté » israélienne, mais ils doivent ensuite « choisir » leur nationalité. Les deux nationalités les plus répandues sont la « nationalité juive » et la « nationalité arabe ». Les deux nationalités formellement interdites sont la nationalité palestinienne et la nationalité… israélienne. L’existence d’une nationalité israélienne induirait en effet l’existence d’une nation israélienne, non déterminée par des critères religieux ou ethniques, un véritable cauchemar pour le mouvement sioniste qui proclame que l’État d’Israël est « l’État-nation du peuple juif ».
[2] Qui n’existe pas, voir note 1.
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