La lutte héroïque des Kurdes anonymes de Turquie
Stéphane Aubouard
Jeudi, 9 Octobre, 2014
Pendant que les combats s’intensifient, hommes et femmes tentent d’aider par tous les moyens leurs cousins de Kobané acculés par l’« État islamique ». Maral, militante du Parti pour la paix et la démocratie, cherche à faire entendre la voix et la souffrance du peuple kurde.
Suruç (Turquie), envoyé spécial. Longeant un champ de maïs donnant à découvert sur le théâtre de Kobané, ils sont quelques dizaines à regarder le spectacle de la guerre. Pendant toute la matinée, les bombes et les obus se sont abattus sur la ville assiégée par l’« État islamique». Une énorme détonation les fait se lever comme un seul homme. À l’ouest de la cité, un énorme champignon grisâtre se transforme bientôt en un fin ruban noir. « C’est un tir américain ! » dit l’un des hommes, cillant les yeux en direction du ciel pour y détecter l’ombre d’un F16 ou d’un drone. « Non c’est un tank de Daesh (acronyme arabe de “l’État islamique”) ! », répond un autre. Tout le monde repart s’asseoir au pied du champ à quelque 400 mètres des chars de l’armée turque. Cette petite foule de membres du Parti pour la paix et la démocratie (BDP) est venue soutenir leurs compatriotes syriens en lutte avec «l’État islamique » depuis trois semaines.
« Notre présence donne du courage à nos combattants »
Maral Ali, un keffieh aux couleurs des YPG syriens (Unités de protection populaire) vissé sur la tête, est arrivée il y a dix jours : « Les YPG ont demandé à tous les Kurdes de Turquie d’être visibles tout au long de la frontière pour faire comprendre à Daesh qu’ils sont eux aussi encerclés », explique la jeune femme de trente-quatre ans. Depuis une semaine, jour et nuit, par petits groupes, les quelques centaines de courageux que la police turque a bien voulu laisser passer sont présents sur une bande de 10 kilomètres de large en face des villages syriens pris par Daesh. « Notre présence donne du courage à nos combattants, reprend Maral. Car la situation n’est vraiment pas bonne. » Au petit matin, fort de frappes états-uniennes mieux ciblées, les guérillas des YPG et leurs alliés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, actif en Turquie) avaient repris du terrain sur « l’État islamique ». Mais dans l’après midi, les attaques à l’arme lourde de « l’État islamique » se sont très largement intensifiées au vu et au su de l’armée turque, faisant craindre de nouveau à une chute imminente de la ville. La veille au soir, Maral, comme tous les autres, était aussi sur le front dans les rues de Suruç, la ville la plus proche de la frontière, où une manifestation anti-Ankara s’est terminée par des échauffourées. « Comme depuis trois jours, la police nous a balancé des bombes lacrymogènes, raconte-t-elle. Dès que nous nous regroupons pour dénoncer l’injustice dont les Kurdes sont victimes, ils nous tombent dessus. » Pour cette militante acharnée, ce n’est certes pas ce genre d’anicroches qui peut la faire reculer. « J’ai passé dix mois en prison l’année dernière pour avoir manifesté dans les rues d’Istanbul, mais vous savez, pour nous les Kurdes, dix mois de prison, ce n’est pas grand-chose », précise-t-elle en renouant le tissu multicolore qui lui enceint la tête. Quelques minutes plus tard, Maral reprend la direction de Suruç pour rendre visite aux réfugiés. Sur la route, un poste de la police turque installé dans une station-service arrête sa voiture. Avant d’être à vue, la jeune femme retire prestement son keffieh. « J’espère qu’ils n’ont pas une base informatique… sinon problème », sourit-elle, un peu tendue. Après cinq minutes de palabres avec les forces de l’ordre, la militante repart, carte d’identité en poche.
« Ces gens de Daesh sont sans religion. Ce sont des criminels »
Deux kilomètres plus loin, à l’entrée de la ville, un camp de réfugiés surgit malgré les tentatives de la préfecture de le cacher aux visiteurs. Une série de tentes gris anthracite en plastique, en forme de serres, sont installées en rangs d’oignons sur un terrain vague. Dans une allée, un enfant se protège du soleil par le truchement d’un matelas planté dans la terre sèche. Ici, une vieille femme cachée par un carton fait bouillir de l’eau dans une boîte de conserve noircie de suie. Là, un vieillard aux yeux brillants comme deux balles de caoutchouc fume une cigarette à l’entrée de la tente. « Tous ces gens viennent de Kobané », rapporte Saïd, membre du BDP chargé d’organiser le camp. « Il y a 1 800 personnes environ dans ces tentes, mais, en vérité, il y en a plus de 2 000 avec ceux qui vivent aussi dans les alentours », précise-t-il, indiquant du doigt une station essence désaffectée où une famille a pris racine. « C’est le gouvernement turc qui a fourni les tentes. Mais pour la nourriture et l’eau, c’est la solidarité kurde qui sauve ces réfugiés. » Parmi eux, la famille de Dewreq, un fermier du village de Serekani, à côté de Kobané. Les miliciens de « Daesh sont rentrés et nous ont fait partir, explique le vieil homme. Ils m’ont pris mes moutons, le peu d’argent que j’avais… tout ». À ses côtés, Yazé, une de ses parentes, dépeint la violence de l’attaque : « Si nous ne partions pas, ils nous tuaient… Soixante-cinq femmes du village ont été kidnappées, nous ne savons pas ce qu’elles sont devenues », précise la mère de famille. « Ils ont même tué des vieux, je l’ai vu de mes propres yeux. Les plus pauvres, tous ceux qui n’avaient rien à leur donner, ils leur ont coupé la main… d’autres ont été décapités sans raison », reprend Dewrek, le patriarche, le souffle court. « Ces gens de Daesh sont sans religion. Ce ne sont pas des musulmans. Ce ne sont pas des humains. Ce sont des criminels. J’ai peur pour mon très vieux père… Quand les combattants des YPG nous ont sauvés, ils nous ont dit qu’il fallait partir vite… Mon vieux père ne pouvait pas suivre. » Une musique de portable interrompt le récit du paysan syrien. Maral, le combiné à l’oreille, apprend que plusieurs bombes viennent de tomber au centre de Kobané…
Larmes de crocodile pour Kobané à Paris et Washington En guise de plan com, des bombes. Alors que les combats faisaient encore rage hier, à Kobané, entre combattants kurdes et djihadistes de « l’État islamique », Washington et ses supplétifs du golfe Persique pensaient éteindre les critiques et l’indignation devant le martyre de la ville kurde par quelques frappes aériennes. Celles-ci n’inversent pourtant pas le rapport de forces au sol. Pas plus qu’elles n’effacent trois longues semaines d’inaction coupable, qui ont permis aux hordes de Daesh de prendre Kobané en étau et de conquérir dans cette région 338 villages, semant la mort, chassant les habitants terrorisés malgré la résistance héroïque des Unités de protection du peuple (YPG). Voilà que désormais Obama se met en scène au Pentagone, penché sur le sort de la ville frontalière qui se meurt sous le regard de soldats turcs impassibles. La diplomatie américaine fait mine de découvrir une situation « terrifiante ». L’ONU appelle à « agir immédiatement ». Paris s’indigne… tout en confortant les visées d’Ankara, prête à instaurer une zone tampon une fois la résistance kurde écrasée. Pendant ce temps, les appels au secours des combattants kurdes, qui demandent des armes et de l’aide humanitaire, demeurent toujours sans réponse…
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