L’assassinat perpétré dans la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier a donné lieu à un emballement émotionnel bien compréhensible et à un emballement médiatico-politique beaucoup plus suspect, y compris parce que le second a très vite exploité le premier en pratiquant ce qui me semble être des confusions et des instrumentalisations par l’usage de mots ambigus.
J’ai moi-même été choqué et abasourdi par cet assassinat et par ses motivations possibles en l’apprenant presque aussitôt le mercredi vers 11h30. Mais dès les informations de la mi-journée, l’intervention du président de la république française et les commentaires qui l’ont accompagnée me laissaient dubitatif. En effet, F. Hollande a interprété l’assassinat, aussitôt sur place puis le soir même à la télévision, comme une attaque terroriste contre « la France », contre « la République », contre « la démocratie », et appelait à « l’unité nationale » contre ce terrorisme et cette atteinte aux « valeurs de la République », affirmation reprise en boucle par de très nombreuses personnes dans les médias qui y ont ajouté leur crainte du « communautarisme » et de « l’islamisme ». Cela a conduit à de très nombreux rassemblements publics, d’abords spontanés, puis appelés par différentes organisations politiques, syndicales, religieuses, associatives, etc. sous des désignations comme, entre autres, « rassemblement citoyen » jusque à la « marche républicaine » du dimanche 11 janvier.
Or, à reprendre ces évènements sous ces termes, sans aucune explicitation du sens qu’on attribue à ces termes ni des raisons pour lesquelles on reprend ces évènements sous ces termes, on crée au moins des ambigüités majeures et même des amalgames très discutables. Lorsqu’en plus on confronte ces discours aux actes qui les complètent ou les mettent en œuvre, qui les exemplifient, on peut y voir des dérives particulièrement inquiétantes, choquantes, scandaleuses.
Une attaque de la France ?
Est-ce qu’en attaquant Charlie Hebdo on attaque la France en tant que telle ? Il faudrait pour cela soit queCharlie Hebdo soit un emblème de la France, soit que Charlie Hebdo ait été choisi parce que c’est un média français et/ou que sa rédaction se trouve en France. Il est clair que Charlie Hebdo n’est pas un média emblématique de la France : ni par son image à l’international, ni par son contenu, ce média n’est un symbole de la France ; il n’est jamais cité parmi ce qui représente la France quand on fait des enquêtes sur ce sujet par exemple auprès des personnes qui apprennent le français dans le monde, dont la plupart ignore même son existence. Ou alors est-ce parce que la France serait l’exemple même d’un pays de liberté d’expression dont Charlie Hebdo serait à son tour un exemple parlant ? On verra ci-dessous que ce n’est justement pas le cas.
Est-ce que Charlie Hebdo a été attaqué parce qu’il est en France ? Rien ne permet de l’affirmer et on peut faire l’hypothèse au moins aussi solide que la rédaction de Charlie Hebdo aurait pu subir la même agression si ça avait été un média belge ou allemand ou états-unien. Affirmer que c’est la France qu’on attaque en assassinant douze personnes au siège de cet hebdomadaire, c’est une extrapolation très discutable. A quoi sert cette extrapolation ? A donner une dimension nationale à un évènement qui est un drame pour l’humanité sans question de nationalité. Cela revient à capter une émotion collective au profit d’un projet national.
Une attaque de la liberté d’expression ?
Comme il s’agit probablement de représailles contre les positions anti-religieuses régulières de Charlie Hebdo, et surtout de ses représentations du prophète musulman destinée à se moquer de ses adorateurs extrémistes, oui bien sûr, c’est clairement une attaque contre la liberté d’expression, destinée à punir et à terroriser. C’est cette atteinte gravissime à la liberté d’expression, et elle seule, qui aurait dû motiver une réaction indignée. Or on l’a détournée vers un enjeu national et, dans ce cadre surtout, vers la question de ce qu’on a appelé « l’islamisme ».
Attaquer la liberté d’expression, est-ce que c’est attaquer la France ? Et surtout à travers Charlie Hebdo ? La réponse est deux fois non. Une fois parce que c’est oublier que l’Etat français a plusieurs fois interdit Charlie Hebdo, à l’époque où il s’appelait Hara Kiri. C’est, bien au contraire, parce que le gouvernement français avait interdit le célèbre numéro de Hara Kiri titrant à la mort de De Gaulle « Bal tragique à Colombey : un mort » que la rédaction de Hara Kiri a contourné cette censure en reparaissant aussitôt sous un autre nom, celui de Charlie Hebdo. Et pourquoi cette interdiction ? Parce que, dans le contexte où un dancing (comme on disait à l’époque) avait brulé entrainant la mort de dizaines de personnes, Hara Kiri avait plaisanté sur la mort du général De Gaulle : un blasphème, en quelque sorte. Il faut avoir un terrible toupet pour oser aujourd’hui faire de Charlie Hebdo l’emblème d’une liberté d’expression caractéristique de la république française.
D’une manière générale, et bien que le mythe national fasse de la France « le pays des Droits de l’Homme » [1], la France est loin d’être un exemple de liberté d’expression et, plus largement, de respect des Droits humains. L’Etat français bafoue tous les jours les Droits humains et les textes internationaux de protection de ces Droits que la France a pourtant ratifiés. Qu’il s’agisse par exemple du Droit d’asile, du traitement des étrangers, de ses lois sur la nationalité, de la justice (avec sa procédure expéditive de comparution immédiate), de ses prisons, de devoir de secours aux plus démunis, de sa politique linguistique ou éducative, de sa politique étrangère ou économique, et de bien d’autres domaines encore, la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des Droits humains, rappelée à l’ordre par des organismes internationaux comme le Conseil des Droits humains de l’ONU, montrée du doigt par des organismes non gouvernementaux de protection des Droits humains et de lutte contre les discriminations.
En même temps qu’on élève au nom de la France une protestation contre l’atteinte à la liberté d’expression que représente l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo, l’Etat français poursuit en justice les auteurs de la chanson intitulée « Nique la France » dans laquelle le groupe ZEP dénonce le colonialisme français, poursuit en justice une personne mandatée par un parti politique (le NPA) qui a appelé à manifester en juillet dernier contre les massacres israéliens en Palestine, interdit les manifestations de solidarité avec les Palestiniens assassinés ; tout comme l’Etat a répondu à la libre expression de Rémi Fraisse en envoyant l’armée le tuer à coup de grenade offensive et comme il a interdit l’expression publique de l’émotion collective à la mort de Rémi Fraisse. Et la liste pourrait s’allonger de manière presque infinie…
Que peut donc signifier une « liberté d’expression » à la française ? Occulter tout cela et se présenter comme le pays de la liberté d’expression, c’est surtout une vaste opération de blanchiment de l’image de la France qui brouille la notion même de liberté d’expression et c’est même, d’une certaine façon, une hypocrisie qui lui manque de respect.
Une attaque de la république ?
La suite : http://lmsi.net/De-la-Liberte-d-Expression-a-la
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