PAR ENZO BIAGI.

C’est le 27 janvier 1945 que l’Armée soviétique libère le camp d’Auschwitz, où plus d’un million de personnes ont trouvé la mort. 90% d’entre elles étaient juives.

En 2006, cette date a été choisie en Italie comme « Journée de la mémoire » afin de rappeler « la Shoah (extermination du peuple juif), les lois raciales de 1938, la persécution italienne des citoyens juifs, les Italiens qui ont subi la déportation, l’emprisonnement, la mort, et ceux qui (s’y) sont opposés ».

J’ai dit ailleurs les limites d’une telle initiative, notamment dans la substitution qu’elle suppose de l’Histoire par la mémoire(1), mais aussi dans ce qu’elle tait le génocide des Tsiganes ou dans ce qu’elle suscite comme initiatives concurrentes -l’une d’elles a mis sur le même plan, de façon parfaitement obscène, par l’instauration en 2009 d’une « Journée du souvenir », les 4 ou 5 000 victimes italiennes des exactions yougoslaves et les 6 millions de Juifs méthodiquement massacrés dans le cadre d’un génocide par les Nazis et leurs alliés(2).

Pour autant, surtout dans le climat actuel, en Italie comme en France, cette journée se doit d’être avant tout l’occasion de réflexions nouvelles, de débats et de publications autour d’une des pages les plus sombres du vingtième siècle européen, avec la terreur stalinienne et plusieurs épisodes de l’Histoire coloniale, aujourd’hui encore trop souvent ignorés hors du cercle des spécialistes(3). Ajoutons à cela que si la Shoah conserve un évident caractère d’unicité qui vaut qu’on continue de l’étudier en soi, elle présente aussi des traits communs avec d’autres génocides et massacres de masse, en Europe et hors d’Europe, qui invitent à la replacer dans un cadre plus large. Sans ce va-et-vient constant des perspectives, on prêtera le flanc d’un côté à d’absurdes concurrences mémorielles -et leur cortège d’instrumentalisations- de l’autre à la réduction du nazisme à un « simple » totalitarisme. Dans les deux cas, la porte sera dès lors grand ouverte aux réécritures biaisées de l’Histoire.

Aussi, comme le rappelle fort bien Charles Heimberg sur son blog de Médiapart, la « Journée de la mémoire » devrait surtout  « être prolongée d’une manière ou d’une autre ».

Que la traduction de cet entretien de 1982 entre le journaliste Enzo Biagi et l’écrivain Primo Levi, proposé le 27 janvier 2014 en langue originale par Il fatto quotidiano, soit une façon de rappeler, dix-sept ans après la mort du grand écrivain piémontais, que s’il faut aujourd’hui s’interroger sur le « devoir de mémoire », cela ne peut se faire qu’au nom d’une Histoire vivante, sensible et largement diffusée, dont les mots qui suivent sont de puissants exemples.

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Si c’est un homme, couverture de l’édition originale de 1947, laquelle passa pratiquement inaperçue, malgré une recension très favorable d’Italo Calvino dans L’Unità. Le livre fut réédité avec succès cette fois en 1958 par Einaudi. Il ne fut traduit en français qu’en 1987.

Enzo Biagi: Primo Levi comment vous rappelez-vous la promulgation des lois raciales?

Primo Levi: Ce qu’il s’est produit durant l’été 1938 n’a pas été une surprise. Le Manifeste de la race est sorti en juillet, il y était écrit que les Juifs n’appartenaient plus à la race italienne. Tout cela était déjà dans l’air du temps, il y avait déjà eu des actes antisémites, mais personne n’imaginait les conséquences des lois raciales. J’étais très jeune alors, je me souviens qu’on espérait que ce serait une hérésie du fascisme, quelque chose pour faire plaisir à Hitler. Puis on a vu qu’il n’en était pas ainsi. Il n’y a pas eu de surprise, une déception oui, avec une grande peur mitigée par un faux instinct de conservation : “Ici certaines choses sont impossibles”. Autrement dit la négation du danger.

Enzo Biagi: Qu’est-ce qui a changé pour vous dès cet instant?

Primo Levi: Assez peu de choses, parce qu’une disposition des lois raciales permettait que les étudiants juifs, déjà inscrits à l’université, finissent leurs cours. Avec nous il y avait des étudiants polonais, tchécoslovaques, hongrois, allemands même, qui étaient déjà inscrits en première année et ont donc pu terminer leurs études. C’est exactement ce qu’il s’est passé pour l’auteur de ces lignes.

Enzo Biagi: Vous sentiez-vous juif?

Primo Levi: Je me sentais juif à vingt pour cent parce que j’étais membre d’une famille juive. Mes parents n’étaient pas pratiquants, ils allaient à la synagogue une ou deux fois par an plus pour des raisons sociales que religieuses, pour faire plaisir aux grands-parents, moi jamais. Quant au reste de la judaïté, autrement dit l’appartenance à une certaine culture, on ne la ressentait pas beaucoup chez nous, on parlait italien en famille, nous nous habillions comme les autres Italiens, nous avions le même aspect physique, nous étions parfaitement intégrés, on ne pouvait pas nous différencier.

Enzo Biagi: Y avait-il des vies communautaires juives?

Primo Levi: Oui, aussi parce que les communautés juives étaient nombreuses, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Une vie religieuse, naturellement, une vie sociale, une entraide, dans la mesure du possible, un orphelinat, une école, une maison de repos pour les personnes âgées et pour les malades. Tout cela rassemblait les Juifs et constituait une communauté. Pour moi ce n’était pas très important.

Enzo Biagi: Quand Mussolini est entré en guerre, vous l’avez pris comment?

Primo Levi: Avec un peu de peur, mais sans me rendre compte, comme du reste beaucoup de gens de mon âge. Nous avions une éducation politique. Le fascisme avait fonctionné surtout comme un anesthésiant, c’est à dire qu’il nous avait ôté la sensibilité. La conviction était là que l’Italie gagnerait la guerre rapidement et sans douleur. Mais quand nous avons commencé à voir l’état des troupes qui partaient sur le front occidental, nous avons compris que ça finirait mal.

Enzo Biagi: Vous saviez ce qu’il se passait en Allemagne?

Primo Levi: Assez mal, par bêtise aussi, qui est intrinsèque à l’homme qui se trouve en danger. La majeure partie des personnes qui sont en danger au lieu de prévoir, ignorent et ferment les yeux, comme l’ont fait tant de Juifs italiens, malgré certaines nouvelles qui arrivaient d’étudiants réfugiés, qui venaient de Hongrie, de Pologne: ils racontaient des choses épouvantables. Un livre blanc était sorti, fait par les Anglais, qui circulait clandestinement, sur ce qu’il était en train de se passer en Allemagne, sur les atrocités allemandes, je l’ai traduit. J’avais vingt ans et je pensais que, lorsqu’on est en guerre, on est amenés à grossir les atrocités de l’adversaire. Nous avons bâti autour de nous une fausse défense, nous avons fermé les yeux et nombreux ont été ceux qui ont payé pour ça.

Enzo Biagi: Comment avez-vous vécu cette période jusqu’à la chute du fascisme?

Primo Levi: Assez tranquillement, en étudiant, en allant dans la montagne. J’avais le vague pressentiment qu’aller en montagne me serait utile. C’était un entraînement à la fatigue, à la faim et au froid.

Enzo Biagi: Et quand est arrivé le 8 septembre(4)?

Primo Levi: J’étais à Milan, je travaillais régulièrement pour une firme suisse, je suis rentré à Turin et j’ai retrouvé les miens qui s’étaient réfugiés dans les collines pour décider de ce qu’ils allaient faire.

Enzo Biagi: La situation a-t-elle empiré avec l’arrivée de la République sociale(5)?

Primo Levi: Oui, bien sûr, la situation a empiré quand le Duce, en décembre 1943, a dit explicitement, par le biais d’un manifeste, que tous les Juifs devaient se présenter pour être internés dans des camps de concentration.

Enzo Biagi: Qu’avez-vous fait?

Primo Levi: En décembre 1943 j’étais déjà en montagne: de réfugié je suis devenu partisan dans la vallée d’Aoste. J’ai été arrêté en mars 1944 puis déporté.

Enzo Biagi: Vous avez été déporté parce que vous étiez partisan ou parce que vous étiez juif?

Primo Levi: On m’a capturé parce que j’étais partisan, c’est moi qui ai dit que j’étais juif, bêtement. Mais les fascistes qui m’ont capturé le soupçonnaient déjà, parce que quelqu’un le leur avait dit, dans la vallée j’étais plutôt connu. Ils m’ont dit: « Si tu es juif nous t’envoyons à Carpi, dans le camp de concentration de Fossoli, si tu es partisan nous te mettons contre un mur. » J’ai décidé de dire que j’étais juif, ils l’auraient su de toutes manières, j’avais de faux papiers qui étaient mal faits.

Enzo Biagi: Qu’est-ce qu’un Lager?

Primo Levi: Lager en allemand ce veut dire au moins huit choses différentes, y compris roulement à billes. Lager veut dire grabat, veut dire campement, veut dire endroit où l’on se repose, veut dire entrepôt, mais dans la terminologie actuelle, Lager signifie seulement camp de concentration, c’est le camp de destruction.

Enzo Biagi: Vous vous souvenez du voyage vers Auschwitz?

Primo Levi: Je m’en souviens comme du pire moment. J’étais dans un wagon avec cinquante personnes, il y avait même des enfants et un nouveau né qui aurait dû être allaité, mais sa mère n’avait plus de lait, parce qu’on ne pouvait pas boire, il n’y avait pas d’eau. Nous étions tous entassés. Ce fut atroce. Nous avions perçu la volonté précise, mauvaise, maligne, qu’ils voulaient nous faire du mal. Ils auraient pu nous donner un peu d’eau, cela ne leur coûtait rien. Cela ne s’est pas produit pendant les cinq jours de notre voyage. C’était un acte de persécution. Ils voulaient nous faire souffrir le plus possible.

Enzo Biagi: Comment vous souvenez-vous de la vie à Auschwitz?

Primo Levi: Je l’ai décrite dans Si c’est un homme. La nuit, sous les phares, était quelque chose d’irréel. C’était un débarquement dans un monde imprévu où tout le monde hurlait. Les Allemands créaient du vacarme dans le but de nous intimider. Cela, je l’ai compris après, que ça servait à nous faire souffrir, à épouvanter pour briser la résistance éventuelle, même passive. Nous avons été privés de tout, de bagages d’abord, de vêtements ensuite, de nos familles aussitôt.

Enzo Biagi: Ils existent des Läger allemands et russes. Y a-t-il quelques différences?

Primo Levi: Pour ma chance je n’ai pas vu les Läger russes, sinon dans des conditions très différentes, c’est à dire en transit durant le voyage de retour, que j’ai raconté dans le livre La trêve. Je ne peux pas faire de comparaison. Mais pour ce que j’ai lu on ne peut pas faire l’éloge des camps russes: ils ont eu un nombre de victimes comparables à ceux des Läger allemands, mais en ce qui me concerne il y avait une différence, et elle est fondamentale: dans les camps allemands on recherchait la mort, c’était le but principal, ils étaient construits pour exterminer un peuple, les camps russes exterminaient également mais le but était différent, c’était celui de briser une résistance politique, un adversaire politique.

Enzo Biagi: Qu’est-ce qui vous a aidé à résister dans le camp de concentration?

Primo Levi: La chance principalement. Il n’y avait pas de règle précise, visible, qui aurait permis la survie du plus cultivé ou du plus ignorant, du plus religieux ou du plus incrédule. Avant tout la chance, puis loin derrière la santé et si l’on poursuit encore, ma curiosité pour le monde intérieur, qui m’a permis de ne pas tomber dans l’atrophie, l’indifférence. Perdre l’intérêt pour le monde était mortel, cela voulait dire tomber, cela voulait dire se résigner à la mort.

Enzo Biagi: Comment avez-vous vécu à Auschwitz?

Primo Levi: J’étais dans le camp central, le plus grand, nous étions dix ou douze mille prisonniers. Le camp était incorporé dans l’industrie chimique, ce fut providentiel pour moi parce que je suis diplômé en chimie. Je n’étais pas Primo Levi mais le chimiste n° 4517, cela m’a permis de travailler dans les deux derniers mois, les plus froids, dans un laboratoire. Cela m’a aidé à survivre. Il y avait deux alertes par jour: quand sonnait la première sirène, je devais porter tout l’équipement dans la cave, puis quand sonnait celle de fin d’alerte, je devait tout remonter.

Enzo Biagi: Vous avez écrit que ceux qui avaient la foi survivaient plus facilement.

Primo Levi: Oui, c’est une constatation que j’ai faite et que beaucoup m’ont confirmé. N’importe quelle foi religieuse, catholique, juive ou protestante, ou une foi politique. C’est le fait de se percevoir soi-même non plus comme un individu mais comme le membre d’un groupe: « Même si je meurs quelque chose survit et ma souffrance n’est pas vaine. » Moi, ce facteur de survivance je ne l’avais pas.

Enzo Biagi: Est-il vrai que les plus robustes tombaient plus facilement?

Primo Levi: C’est vrai. C’est aussi explicable physiologiquement: un homme de quarante ou cinquante kilos mange la moitié moins qu’un homme de quatre-vingt-dix, il a besoin de moitié moins de calories, et comme les calories étaient les mêmes pour tous, et qu’il y en avait très peu, un homme robuste courrait plus de risques pour sa vie. Quand je suis entré au Lager je pesais 49 kilos, j’étais très maigre, je n’étais pas malade. Beaucoup de paysans juifs hongrois, bien qu’étant des colosses, mouraient de faim en six ou sept jours.

Enzo Biagi: Qu’est-ce qui manquait le plus: la faculté de décider?

Primo Levi: En premier lieu la nourriture. C’était l’obsession de tous. Quand quelqu’un avait mangé un bout de pain, alors les autres manques refaisaient surface, le froid, le manque de contacts humains, le fait d’être loin de chez soi…

Enzo Biagi: La nostalgie, elle pesait davantage?

Primo Levi: Elle pesait seulement quand les besoins élémentaires étaient satisfaits. La nostalgie est une douleur humaine, une douleur au-dessus de la ceinture, disons, qui concerne l’être pensant, que les animaux ne connaissent pas. La vie du Lager était animale et les souffrances qui prévalaient étaient les mêmes que celles des bêtes. De plus nous étions frappés, presque chaque jour, à n’importe quelle heure. Un âne aussi souffre des coups, de la faim, du gel et quand, à quelques rares moments, il arrivait que les souffrances primaires, cela se produisait très rarement, étaient momentanément satisfaites, alors affleurait la nostalgie de la famille perdue. La peur de la mort était reléguée au second plan. J’ai raconté dans mes livres l’histoire d’un compagnon de prison condamné à la chambre à gaz. Il savait que l’usage voulait qu’on donnât une seconde ration de soupe à celui qui allait mourir, et comme on avait oublié de la lui donner, il a protesté: « Mais monsieur le chef de baraquement moi je vais à la chambre à gaz donc je dois avoir une autre part de potage. »

Enzo Biagi: Vous avez raconté que dans les Läger on relevait peu de suicides: le désespoir ne conduisait que rarement à l’autodestruction.

Primo Levi: Oui, c’est vrai, et cela a été étudié par des sociologues, des psychologues et des philosophes. Le suicide était rare dans les camps, il y a de nombreuses raisons à cela, mais la plus crédible pour moi est celle-ci: les animaux ne se suicident pas et nous étions des animaux occupés la plupart du temps à calmer notre faim. Faire le calcul que vivre ainsi était pire que la mort était au-delà de notre portée.

Enzo Biagi: Quand avez-vous eu connaissance des fours?

Primo Levi: Progressivement, mais le mot crématoire est l’un des premiers que j’ai appris à peine arrivé dans le camp, mais je lui ai pas donné beaucoup d’importance parce que je n’étais pas lucide, nous étions tous très déprimés. Crématoire, gaz, ce sont des mots qui sont entrés aussitôt dans nos têtes, racontés par ceux qui avaient plus d’expérience. Nous connaissions l’existence d’installations avec des fours à trois ou quatre kilomètres de nous. Je me suis comporté exactement comme autrefois quand j’avais pris connaissance des lois raciales: en y croyant puis en oubliant. Cela par nécessité, les réactions de colère étaient impossibles, il valait mieux que le rideau tombe et ne pas s’en occuper.

Enzo Biagi: Puis les Russes sont arrivés et ce fut la liberté. Comment vous rappelez-vous ce jour?

Primo Levi: Le jour de la libération n’a pas été un jour heureux parce qu’il est arrivé pour nous au milieu des cadavres. Pour notre chance les Allemands s’étaient enfuis sans nous mitrailler, comme ils ont fait dans d’autres Läger. Ceux qui étaient en bonne santé ont été de nouveau déportés. De nous ne sont restés que les malades et j’étais malade. Nous avons été abandonnés pendant dix jours à nous-mêmes, au gel, nous avons mangé seulement quelques patates que nous trouvions ici ou là. Nous étions huit cents, durant ces dix jours six cents sont morts de faim et de froid, ainsi les Russes m’ont trouvé vivant au milieu de nombreux morts.

Enzo Biagi: Cette expérience a changé votre vision du monde?

Primo Levi: Je pense que oui, même si je ne sais pas très clairement ce qu’aurait été ma vision du monde si je n’avais pas été déporté, si je n’étais pas juif, si je n’étais pas italien et ainsi de suite. Cette expérience m’a enseigné beaucoup de choses, elle a été ma seconde université, la véritable. Le Lager m’a fait mûrir, pas pendant mais après, en pensant à tout ce que j’ai vécu. J’ai compris que n’existe ni le bonheur ni le malheur parfait. J’ai appris que cela ne sert jamais à rien de se cacher pour ne pas regarder la réalité en face et qu’il faut toujours trouver la force de penser.

Enzo Biagi: Merci, Primo Levi.

Primo Levi: Merci à vous, Enzo Biagi.

Traduit de l’italien par Olivier Favier.

Source : http://dormirajamais.org/levi/