Les précaires sont des étrangers sans ailleurs
Publié le 5 septembre 2015 par intermèdes
On confond souvent la pauvreté et la précarité au point d’alterner ces deux concepts dans les mêmes discours et de les inter-changer.
Pourtant tout les oppose; la pauvreté , on connaît bien: elle est rareté, manque , pénurie, vide parfois. Elle pousse à réagir , à se déplacer, à entreprendre , à inventer et innover mille autres manière se vivre. Elle pousse à la trouvaille, la débrouille, au système D.
La précarité, nous commençons seulement à la connaître, car nous la voyons fleurir et nous envahir; elle devient la nouvelle norme et qui s’impose de tous côtés (on pourrait presque dire dans tous les milieux) , en effaçant toutes les différences.
Or, la précarité n’est pas du vide, mais du trop plein. On pourrait trouver cela paradoxal; pourtant c’est ce qu’elle est . Le précaire est celui qui est encombré de tout et d’abord de lui même. Il s’épuise dorénavant à la gestion de sa vie et de son existence.
Tout lui est problème: s’alimenter devient même un dilemme insoluble: hallal, pas hallal, gluten, viande, bio; angoisse sur les origines de ce que je mange. Peur d’être empoisonné par ce que j’ingère. Je suis obnubilé par le contrôle de ce qui rentre en moi au moment même où mon corps ne peut plus se réaliser dans le travail.
Le précaire est absorbé par des choix continuels et déchirants… qui ne concernent que lui et qui ne changent rien dans sa vie.
Il n’est pas inactif, il n’est pas disponible: il est « occupé » au sens où un pays et un territoire sont occupés par des forces hostiles.
Il n’oppose plus la moindre résistance à toutes les forces d’occupations (et d’injonction) qui nous entourent: il est occupé par les médias, il est occupé par les démarches administratives, il est occupé par sa santé; il est occupé par ses enfants, ses relations de voisinage.
Tout est là pour qu’il ne décolle, jamais, pour qu’il ne bouge jamais et que jamais rien ne change.
La précarité est indisponibilité comme elles est « occupation » (au sens militaire). Le précaire n’a pas d’ailleurs; il n’a pas d’espoirs, pas d’alternatives. Il est un réfugier sans refuge, un marginal sans marge, un exclu totalement inclu …au point de ne plus pouvoir bouger.
Cette précarité là , nous la subissons tous peu ou prou (et souvent même au travail), tandis que certains la cumulent et l’expérimentent comme unique mode de vie.
Lutter contre la précarité consiste donc en une entreprise de libération. Il s’agit de libérer des territoires minuscules et de les agrandir petit à petit. Nous libérons quelques ateliers de rue, quelques bas d’immeuble, quelques friches agricoles et urbaines. Nous libérons un peu de temps, un peu de disponibilité.
Il s’agit également de se libérer de soi même et de notre propre gestion. Le précaire est débordé par lui même: il ne peut plus voir au delà, apercevoir ou comprendre l’étranger. Pou lui, les autres cessent d’exister; peu à peu il devient prisonnier de sa propre vie.
Curieusement on lui donne des conseils qui renforcent son mal: on lui enjoint de « prendre soin de lui même », de « s’écouter », de « se ressourcer » , de se retrouver ,alors qu’il se noie déjà dans son propre monopole. On l’engage de s’occuper de ses affaires alors que ce sont justement ces mêmes « affaires » qui l’occupent.
Se libérer de ce qui nous rive , de ce qui nous ancre et nous enferme, passe par la réouverture d’espaces d’étrangeté, par la collision avec ce qui ne nous concerne pas, par l’accident de la vie.
Le travail social avait été pensé à l’origine, dans des contextes tout autres, pour réduire les marges des marginaux et lutter contre l’exclusion des exclus; aujourd’hui , c’est le contraire: nous n’avons pas besoin d’être ramenés, nous avons besoin d’ailleurs.
A nous , acteurs sociaux, d’imaginer et de créer des refuges pour les réfugiés,des marges à conquérir pour les marginaux, et de nouveaux territoires pour les exclus.
05 Terrains vagues Un journal commun et tout bientôt un local commun pour Intermèdes et la MJC Centre Social de Chilly.
http://recherche-action.fr/intermedes/2015/09/05/les-precaires-sont-des-etrangers-sans-ailleurs/
J’ai suivi et accompagné il y a près de 20 ans déjà, à Strasbourg la naissance de « Printemps 95 », constitué bientôt en association, dont l’objectif a été de regrouper les SDF, leur donner un toit, des soins, un lieu de vie et pas seulement un refuge pour préparer en profondeur l’insertion ou la réinsertion dans la société ou ,encore, accepter la persistance de la marginalité. Ils ont interpellé les autorités municipales et préfectorales dès 1995. Il s’agissait d’un projet collectif, politique (non politicien), non religieux, urbain, qui émanait de l’expérience d’exclus forgée du cœur de l’isolement et de la souffrance. Le lieu et la dynamique de groupe jouèrent un rôle prépondérant. Le projet et le modèle étaient reproductibles. Et c’est bien là, à mes yeux, le caractère original de cette expérience que d’avoir été un vecteur de la mise sur pied d’une structure qui a essayé de servir les intérêts de ses usagers et non pas seulement de sauvegarder l’harmonie de l’Institution.(Printemps 95 existe toujours à Strasbourg sous une forme plus conventionnelle et institutionnelle, aujourd’hui). Ce mouvement a été une préfiguration des Enfants de Don Quichotte, en 2006.
Les membres de « Printemps 95 » étaient, malgré la persistance de la violence et de l’apathie chez certains, en train de faire l’expérience de la réussite de la mise sur pied d’un projet communautaire, malgré l’incertitude, l’insécurité psychologique et sociale quotidiennes. Et cette évolution a été le fruit, j’en suis convaincu, de la dynamique et de la cohésion du groupe. Celui-ci a apporté une stabilité et la possibilité d’une amélioration clinique pour les personnes dépendant de l’alcool ou de certaines drogues, ou présentant des problèmes psychologiques chroniques, qui se réfugient souvent compulsivement encore dans le sommeil, l’agressivité ou la boulimie. On note chez elles une impulsivité et une difficulté de symbolisation. « La distance avec le corps médical induit, en cas de douleur, le recours aux calmants ou même aux psychotropes illicites, plutôt qu’aux soins médicaux dans l’optique d’un traitement de fond. Nous avons retrouvé ces comportements chez des jeunes de bandes qui supportent des douleurs très intenses (dentaires, osseuses ou autres) sans pour autant aller consulter un médecin pour les faire cesser. Elles font partie de leur vie quotidienne. Au mieux prennent-ils des calmants, souvent obtenus par des réseaux parallèles, pour soulager la douleur si celle-ci devient vraiment intolérable. On pourrait multiplier les exemples de blessures non ou mal soignées, d’arrêt des soins médicaux dès que la douleur disparaît. De fait, l’accès aux soins plus formalisés que la médication individuelle n’intervient que lorsque le corps se rappelle à eux de manière plus pressante par la douleur, lorsqu’ils ne peuvent plus composer avec elle et lorsque les calmants ne font plus effet ».
Et ce, d’autant plus que les personnes en situation de grande pauvreté « sont, plus que toutes autres, privées d’alternative, et qu’elles auront à affronter, au sein même de la relation médicale, des obstacles multiples : manque de ressources, difficultés d’accès aux droits, décalage entre la précarité quotidienne et les exigences du suivi médical. L’extrême pauvreté dévalue le temps : les journées ne sont plus scandées ni par le travail, ni par l’activité, et chacun doit réinventer une vie adaptée aux circonstances, alors même que les soutiens familiaux ou amicaux sont très érodés. Cette création concentre toutes les forces de l’intéressé. Refuser de voir au-delà de la journée qui vous attend, c’est quelquefois nécessaire au maintien de la cohésion de sa personne. Inversement, faire perdurer un statut précaire, faute d’espérer un processus, une évolution, peut également avoir un effet protecteur. Dans les deux cas, le temps est immobile. Consulter, c’est rentrer dans un temps en mouvement, mais c’est aussi rendre les armes et renoncer à ordonner une vie qui, aussi précaire soit-elle, est, à cet instant-là, sa propre vie. Les personnes en situation de grande pauvreté ont donc, plus que d’autres, en raison des conditions d’asservissement qu’elles subissent, des raisons de s’efforcer de conserver l’initiative de consulter, et l’exercice étroit de leur libre arbitre. Pour le soignant, cet instant se situe presque toujours dans un temps très spécifique à cette population : ces personnes consultent presque toujours après ne pas avoir été soignées. En aval du non-soin, le médecin se trouve donc, d’office, lui aussi asservi. Là où il doit habituellement s’employer à construire une relation de confiance dans la durée, avec ses aléas, ses ralentissements, ses interruptions et son caractère imprévisible, le même praticien se trouve sommé de gérer un temps utile, un temps où chaque geste, chaque élément, chaque démarche, doit contribuer à rapprocher le patient du système de soins, dont il se trouve éloigné. »
« Printemps 95 » a été un lieu d’accueil vivant, dynamique, où l’on a pu s’exprimer artistiquement, créativement, sportivement, où l’on à pu aussi s’isoler sans qu’aucun compte ne soit demandé ou exigé. Cela a été aussi le lieu où des citoyens fragilisés mais insérés socialement, ayant un logement et des revenus (RMI, allocation handicapé adulte) ont pu venir du fait des difficultés imposées par une maladie mentale chronique, chercher un approvisionnement en nourriture supplémentaire et nécessaire, ou venir offrir un savoir-faire ou un savoir-jouer (aux échecs, par exemple), valorisant, compte tenu de la meilleure tolérance, à «Printemps 95 », de l’expression de la pathologie mentale et de «l’anormalité ». Ainsi, on a pu observer une amélioration de l’image de soi, qui était dégradée jusque-là. Pourtant certains des membres de « Printemps 95 » disaient pathétiquement que, dans leur galère, ils se sentaient parfois mieux (il faut entendre moins mal) dans des wagons désaffectés ou inutilisés que dans les structures d’accueil traditionnelles qu’ils étaient obligés de quitter à des heures précises (souvent dès huit heures du matin), sans but, seulement pour errer dans les rues de la cité, le restant de la journée. Ces personnes souffraient du manque d’affection, de ne pas pouvoir parler, de ne pas pouvoir être écoutées, de ne pas être respectées, de ne pas être informées, d’être considérées comme irresponsables, de croire que leur nom n’avait plus de poids ni d’importance pour autrui. Le groupe pouvait, alors, les représenter et leur permettre d’être nommées, de renaître symboliquement.