9 mois.
Petit texte écrit d’une traite hier soir

réfugiés

Je m’appelle Valérie, j’ai 43 ans, je suis documentariste et j’habite à Barbès, sur le boulevard où un campement de demandeurs d’asile a été démantelé le 2 juin 2015.
Aujourd’hui, 29 février 2016, le temps d’une gestation humaine plus tard, les forces de l’ordre sont en train de détruire la partie sud du bidonville de Calais, recourant aux tirs de gaz lacrymogènes et aux charges policières contre des hommes, des femmes, des enfants, malgré la promesse de notre ministre de l’Intérieur de ne pas user de la force pour cette “évacuation humanitaire”.

Durant les 9 mois qui séparent ces deux opérations, 24 campements de migrants à la rue et un lycée occupé ont été démantelés à Paris. À chaque reprise, un groupe constitué d’élus locaux (souvent Verts, PC et PS), de cadres de la préfecture (de police et de région), de représentants de l’OFPRA, d’agents de nettoyage (et plus tard d’associations reconnues d’utilité publique) est venu imposer aux exilés de monter dans des bus vers des centres d’hébergements d’urgence, sans les informer des destinations vers lesquelles ils les emmenaient, sans leur annoncer quelle serait la durée de cet hébergement, sans leur garantir de suivi juridique, sanitaire, médical et psychologique. Parfois, notamment dans les hôtels sociaux, des femmes enceintes ou avec des enfants ont été privées de nourriture. Lors de l’évacuation du lycée Jean Quarré, la préfecture a cru nécessaire de recourir au GIPN. Aucune de ces opérations ne s’est déroulée sans que quelques dizaines de migrants ne soient laissés sur le carreau, poussés à former un nouveau campement afin de survivre, dans une grande tension puisque l’objectif des pouvoirs publics est de les invisibiliser et d’effacer du paysage urbain ce qu’ils appellent “des points de fixation”.

Depuis l’instauration de l’état d’urgence, ces personnes qui ont fui la guerre, le terrorisme, la misère et/ou les persécutions ne peuvent plus se rassembler.
De ces lieux occupés, il reste des stigmates, des cicatrices : des barrières empêchent l’accès à la voie publique des demandeurs d’asile, mais aussi des riverains, des touristes, des sans-abri, des habitants de notre ville. Ainsi, chacun est à même de réaliser que la chasse aux migrants nous concerne tous, qu’elle nous prive tous d’un espace qui est le nôtre.

Durant ces 9 mois, ma vie a basculé. En effet, avec des dizaines d’autres personnes solidaires de tous horizons, je me suis engagée dans le soutien à ces exilés, pour le respect des conventions internationales que mon pays a ratifié au sortir de la guerre mais aussi pour la liberté de circulation et d’installation et pour résister à la xénophobie d’État qui marque des points chaque mois, de circulaire en projet de loi et mène le débat public depuis plus de 30 ans vers la direction que l’on connaît.
De bobo désargentée sensible aux problématiques liées à la racialisation et aux enjeux postcoloniaux, je suis peu à peu devenue une anarchiste, à la manière de M. Jourdain.
D’électrice contribuable, j’ai progressivement perdu foi en mes institutions et en leurs représentants, jusqu’à voter blanc au 1er tour des dernières régionales, ce qui ne m’était jamais arrivée en 25 ans.

Au mois de juin, je me suis rendue très poliment à la mairie de mon quartier afin de demander avec douceur et courtoisie s’il serait possible d’installer des toilettes sur le jardin Éole, afin que les migrants ne soient pas plus humiliés qu’ils ne l’étaient déjà.
Au mois de juillet, suite à une pétition de soutien signée par de nombreux artistes de renom, je suis allée avec une délégation mixte composée de 10 demandeurs d’asile et de 4 personnes solidaires rencontrer les bras droits de Mme Hidalgo à la Mairie de Paris afin de demander l’ouverture d’une école ou d’un gymnase pour mettre les personnes à l’abri. De fait, des cas de gale et de tuberculose et l’éventrement d’un réfugié éthiopien au square Jessaint nous semblaient suffisamment graves pour justifier cette réclamation.

Le 31 juillet, face à l’impasse du dialogue avec les pouvoirs publics, nous avons ouvert un lycée désaffecté avec 130 exilés. 12 semaines plus tard, ils étaient 1300 car aucun lieu d’accueil en région parisienne ne leur avait été accessible durant toute notre occupation.
Entre temps, avec pour seule arme notre énergie et notre capacité de pression civique, nous sommes tout de même parvenus à faire ouvrir près de 3 000 places en centres d’accueil, à donner des cours de français à des centaines de demandeurs d’asile, à les accompagner dans leurs démarches auprès de l’OFPRA et de la préfecture, à loger des femmes et des mineurs grâce à la mise en place d’un réseau de particuliers, à organiser un colloque à Paris 8 au sein duquel 6 réfugiés étaient les conférenciers et 500 Français les écoutants, à inscrire des dizaines de jeunes exilés à l’ENS-Ulm, à l’EHESS et dans des universités, à appeler à des manifestations et à des rassemblements de soutien à Paris et à Calais, à organiser des concerts et lancer des pétitions, à faire ouvrir des pass dans des hôpitaux de l’AP-HP, à attirer l’attention de la presse et, surtout, à créer un espace collectif d’échange mixte et multilingue au sein duquel, ensemble et chacun depuis la place qui est la sienne, nous inventons les moyens de notre résistance, d’égal à égal, avec autant de joie que possible.

Ce soir, après avoir reçu un sms d’alerte, nous avons rejoint un groupe de primo-arrivants soudanais harcelés par la police et n’avons trouvé d’autre lieu pour les abriter qu’un parking.

Ce soir, je suis triste, fatiguée et très en colère.

Valérie Osouf – à Paris 29 février 2016