L’énigme des enfants juifs séfarades disparus
Entre 1948 et 1954, 3500 à 5000 enfants ont disparu sans laisser de trace dans des hôpitaux et déclarés morts. Les familles demandent une enquête depuis des décennies. Le secret devrait bientôt être levé.
Avec son fichu sur la tête, ses grandes lunettes et son sourire généreux, Yona Yossef (84 ans) a tout d’une grand-mère chaleureuse. Elle s’exprime d’une voix douce et ne prononce jamais un mot plus haut que l’autre. C’est d’ailleurs sur le même ton – et presque en s’excusant – qu’elle confesse «ne plus dormir normalement depuis soixante et un ans». Depuis le jour où elle a dû annoncer à ses parents que sa petite sœur Saada, envoyée dans un dispensaire médical pour y subir un soin bénin, avait été déclarée morte par des infirmières qui l’avaient aussitôt fait enterrer dans un endroit secret.
Une étrange histoire? Dans les années qui ont suivi la création d’Israël en 1948, de 3500 à 5000 familles juives séfarades (originaires du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient) ont connu le même malheur que Yona Yossef: leurs enfants confiés à des médecins ou à des infirmières se sont tout simplement évaporés. Officiellement, ils sont morts mais personne ne sait où ils sont enterrés.
Opération «tapis volant»
Tout commence au printemps de 1948. A la création de l’Etat hébreu, des dizaines de milliers de Juifs irakiens, égyptiens, maghrébins fuient leur pays d’origine pour s’installer dans leur nouveau «foyer national». Avec l’aide des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, le gouvernement de David Ben Gourion lance également un pont aérien visant à transférer l’importante communauté juive du Yémen (45 000 personnes). Une opération baptisée «Tapis volants» puisque les Yéménites, religieux et traditionalistes, croyaient que se réalisait ainsi une promesse divine inscrite dans la Bible.
Ces «olim» (nouveaux émigrants) s’installent alors dans un pays en guerre et en proie aux restrictions alimentaires. Parqués dans des camps de tentes et des «maabarot» (baraquements), ils sont mal traités par les fonctionnaires d’origine européenne ne cachant pas leur mépris des Orientaux.
L’omerta dure encore
C’est dans ces camps ainsi que dans les dispensaires et hôpitaux que la plupart des disparitions ont été constatées. «Le modus operandi était toujours le même: le personnel médical prétendait à telle mère que son bébé était mort par étouffement et à telle autre que son enfant avait été victime d’une maladie fulgurante inconnue», raconte l’écrivaine Iris Elia Cohen dont une proche a disparu au début des années cinquante. «Chaque fois que nos parents – analphabètes pour certains – demandaient des explications, ils se heurtaient au silence d’une administration alors contrôlée par le parti travailliste de David Ben Gourion.»
Près de septante ans plus tard, l’omerta dure encore. Certes, entre 1966 et 1996, trois commissions d’enquête ont été créées mais elles ont abouti aux mêmes conclusions insipides. A savoir que les enfants n’ont pas été enlevés et que l’administration n’a rien à se reprocher.
Ouverture des archives en 2071
Dans ce cas, pourquoi ne pas ouvrir les archives de l’Etat? Selon leur conservateur, celles-ci contiennent effectivement 1,5 million de documents relatifs à l’affaire mais la loi sur la protection de la vie privée interdit au public de les consulter avant… 2071.
«Il est pourtant temps de cautériser la plaie», assène Yossi Yona, un député travailliste né dans un baraquement du nord d’Israël et dont le neveu d’origine irakienne figure également sur la liste des disparus. «Lorsqu’on a annoncé à mon oncle Menachem la prétendue mort de son fils, il a plongé dans une dépression profonde dont il ne s’est jamais relevé», se souvient l’élu. «Les rares fois où il me parlait, c’était pour raconter qu’un jour, après qu’il eut osé demander à voir le protocole d’autopsie de mon cousin, un fonctionnaire lui a lancé hargneusement qu’il n’y en avait pas. «Où est-ce que tu te crois, camarade?, lui a-t-il lancé. Ici on n’est pas en Irak, on n’éviscère pas les enfants pour rien.» Mon oncle pleurait en se souvenant de cette humiliation supplémentaire».
Débat à la Knesset
La plupart des disparitions se sont produites entre 1948 et 1954. Les Juifs orientaux étant pauvres, ils étaient inaudibles et personne ne tenait compte de leurs demandes. C’est d’ailleurs pour essayer d’attirer l’attention sur ce scandale qu’il comparait à «l’enlèvement des enfants juifs par les nazis» que l’activiste Ouzi Meshoulam, un ancien officier des Renseignements militaires d’origine yéménite, s’était, au printemps 1994, retranché avec quelques supporters dans une maison de la grande banlieue de Tel-Aviv bourrée de bonbonnes de gaz. Maîtrisé par les unités spéciales de la police au terme d’un siège de plusieurs jours et d’un court échange de tirs, il a ensuite été condamné à de la prison. Mais l’enquête sur les disparitions n’a pas progressé d’un centimètre.
Vingt-cinq ans plus tard, de nombreux descendants de familles touchées par les disparitions exercent des fonctions responsables dans l’Etat hébreu et l’omerta n’est plus de mise. A l’instar de Yossi Yona, plusieurs députés tels Yaakov Benzur (Shas) et Nourit Koren (Likoud) mènent d’ailleurs le combat à la Knesset. Ils sont relayés par des associations de parents de disparus ainsi que par certains des artistes les plus connus de l’Etat hébreu, également d’origine yéménite.
La piste de l’adoption
«Nous ne voulons pas la vengeance mais l’apaisement, déclare Nourit Koren. Des informations ont quand même filtré depuis le début des années cinquante. Elles nous confortent dans l’idée que les enfants disparus ont été vendus cinq mille dollars pièce à de riches familles européennes et américaines désireuses d’adopter. Cela, avec l’aide de médecins et de membres du personnel médical de l’époque.»
Le 21 juin, la commission de la Législation et de la Justice de la Knesset a en tout cas débattu de l’«affaire» et ses membres ont convenu de préparer un texte de loi permettant de contourner celle protégeant la vie privée. Dans la foulée, Benyamin Netanyahou s’est prononcé en faveur de la levée du secret en déclarant qu’il «n’a jamais compris pourquoi il a été prononcé». Ce n’est donc plus qu’une question de semaines avant que Yona Yossef sache où est passée sa sœur Saada et s’endorme enfin d’un sommeil apaisé.
http://www.ujfp.org/spip.php?article5026
https://www.letemps.ch/monde/2016/06/23/enigme-enfants-juifs-sefarades-disparus
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