Guerre civile
Quelque chose d’étrange arrive aux chefs retraités du service de sécurité intérieure d’Israël, le Shin Bet. Ce service est par définition un pilier central de l’occupation israélienne. Il fait l’admiration des Israéliens (juifs), il est craint des Palestiniens, il est respecté partout par les professionnels de la sécurité. L’occupation ne pourrait pas exister sans lui.
Uri Avnery, mardi 6 septembre 2016
Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Et c’est ici qu’est le paradoxe : à partir du moment où les chefs du service quittent leur poste, ils prennent position en faveur de la paix. Comment expliquer cela ?
En fait, il y a une explication logique. Les agents du Shin Bet sont les seuls éléments du système qui ont un contact réel, direct, quotidien avec la réalité palestinienne. Ils interrogent des suspects palestiniens, les torturent, tentent d’en faire des informateurs. Ils recueillent de l’information, pénètrent les parties les plus secrètes de la société palestinienne. Ils en savent beaucoup plus sur les Palestiniens que n’importe qui d’autre en Israël (et peut-être en Palestine aussi).
Ceux qui parmi eux sont intelligents (des agents de renseignement peuvent très bien être intelligents, et ils le sont souvent) réfléchissent aussi à ce dont ils prennent connaissance. Ils en viennent à des conclusions qui échappent à beaucoup d’hommes politiques : qu’ils sont en présence d’une nation palestinienne, que cette nation ne va pas disparaître, que les Palestiniens veulent leur propre État, que la seule solution au conflit est un État palestinien à côté d’Israël.
Ainsi que nous assistons à un étrange phénomène : après avoir quitté le service, les chefs du Shin Bet, l’un après l’autre, deviennent des avocats déclarés de la “solution à deux États”.
C’est aussi ce qui arrive aux chefs du Mossad, le service de renseignement extérieur.
Leur tâche principale est de lutter contre les Arabes en général, et les Palestiniens en particulier. Pourtant, dès le moment où ils quittent le service, ils deviennent des avocats de la solution à deux États, en contradiction directe avec la politique du Premier ministre et de son gouvernement.
TOUS LES MEMBRES des deux services secrets sont, eh bien – secrets. Tous à l’exception des chefs.
(C’est ma conclusion. Quand j’étais membre de la Knesset, j’ai présenté une proposition de loi stipulant que le nom des chefs des services soit rendu public. La proposition de loi fut bien sûr rejetée, comme toutes mes propositions, mais peu de temps après le Premier ministre décréta que les noms des chefs seraient effectivement rendus publics.)
Il y a quelque temps, la télévision israélienne présenta un documentaire intitulé “Les portiers”, dans lequel tous les anciens chefs vivants du Shin Bet et du Mossad étaient interrogés sur les solutions au conflit.
Tous, avec plus ou moins de force, plaidèrent en faveur d’une paix fondée sur la “solution à deux États”. Ils exprimaient leur opinion qu’il n’y aurait pas de paix à moins que les Palestiniens obtiennent leur propre État national .
À l’époque, Tamir Pardo était le chef du Mossad et ne pouvait pas exprimer d’opinions. Mais, depuis le début de 2016, il est redevenu une personne privée. Cette semaine il a pris la parole en public pour la première fois.
Comme son nom l’indique, Pardo est un Juif séfarade, né il y a 63 ans à Jérusalem. Sa famille venait de Turquie, où beaucoup de Juifs avaient trouvé refuge après leur expulsion d’Espagne il y a 525 ans. Il n’appartient donc pas à “l’élite ashkénaze” si détestée par la partie “orientale” de la société juive-israélienne.
L’élément essentiel de l’intervention de Pardo fut une mise en garde : Israël va vers une situation de guerre civile. Nous n’en sommes pas encore là, disait-il, mais nous y allons à grands pas.
C’est selon lui, la principale menace pour Israël aujourd’hui. En fait, il affirmait que c’est la seule menace. Cette déclaration signifie que le récent chef du Mossad ne voit aucune menace militaire contre Israël – ni de la part de l’Iran, ni de Daech ni de personne d’autre. C’est une contestation directe du principal élément de la politique de Nétanyahou selon laquelle Israël est entouré d’ennemis dangereux et de menaces mortelles.
Mais Pardo perçoit une menace bien plus dangereuse : une scission au sein de la société juive d’Israël. Nous ne sommes pas en situation de guerre civile – pour le moment. Mais “nous y allons à grands pas”.
GUERRE CIVILE entre qui ? Réponse habituelle : entre “la droite” et “la gauche”.
Comme je l’ai déjà signalé, la droite et la gauche n’ont pas en Israël la même signification que dans le reste du monde. En Angleterre, en France et aux États-Unis la séparation entre la droite et la gauche concerne des questions sociales et économiques.
En Israël, nous avons aussi quantité de problèmes socio-économiques, bien sûr. Mais le clivage entre “gauche” et “droite” en Israël concerne presque exclusivement la paix et l’occupation. Si l’on veut mettre fin à l’occupation et faire la paix avec les Palestiniens, on est “de gauche”. Si l’on veut l’annexion des territoires occupés et le développement des colonies, on est “de droite”.
Mais je soupçonne Pardo de penser à un clivage beaucoup plus profond, sans le dire explicitement : le clivage entre Juifs Européens (“Ashkénazes”) et “Orientaux” (“Mizrahim”). La communauté “séfarade” (“espagnole”), à laquelle appartient Pardo, est considérée comme faisant partie des Orientaux.
Ce qui rend le clivage potentiellement si dangereux, et qui explique la sérieuse mise en garde de Pardo, c’est le fait que l’écrasante majorité des Orientaux est “de droite”, nationaliste et religieuse au moins légèrement, alors que la majorité des Ashkénazes est “de gauche”, plus orientée vers la paix et laïque. Comme les Ashkénazes sont aussi en général socialement et économiquement mieux situés que les Orientaux, la fracture est profonde.
À l’époque de la naissance de Pardo (1953), ceux d’entre nous qui étions déjà conscients du début de séparation se rassuraient à l’idée qu’il s’agissait d’une phase passagère. Une telle dissension se comprenait après une immigration de masse, mais le “melting-pot” ferait son effet, les mariages mixtes aideraient et, après une génération ou deux, tout cela disparaîtrait et ne se reverrait plus.
Eh bien, cela ne s’est pas produit. Tout au contraire, le fossé s’approfondit rapidement. Des signes de haine réciproque deviennent plus évidents. Le discours public en est plein. Les hommes politiques, spécialement ceux de droite, fondent leurs carrières sur des incitations sectaires, à la suite du plus grand de tous les incitateurs, Nétanyahou.
Les mariages entre ashkénazes et séfarades ne sont d’aucune aide. Ce qui se passe, c’est que les fils et les filles de couples mixtes choisissent en général l’un des deux bords – et deviennent extrémistes de ce bord.
Un symptôme presque comique est que la droite, qui a été au pouvoir (avec de courtes interruptions) depuis 1977, se comporte encore en minorité opprimée, imputant toutes ses faiblesses aux “vieilles élites”. Ce n’est pas totalement ridicule parce que les “vieilles élites” jouent encore un rôle prépondérant dans l’économie, les médias, les tribunaux et les arts.
L’antagonisme réciproque augmente. Pardo lui-même en donne un exemple inquiétant : sa mise en garde n’a soulevé aucune tempête. Elle est passée presque inaperçue : un court sujet à la télévision, une brève évocation en pages intérieures de la presse écrite, et voilà tout. Pas lieu de s’affoler, non ?
UN SYMPTÖME qui pourrait avoir effrayé Pardo est que la seule force unificatrice pour les Juifs du pays – l’armée – devient aussi victime de la division.
L’armée israélienne est née bien avant Israël-même dans la clandestinité d’avant l’indépendance, et elle s’appuyait sur les kibboutz socialistes, ashkénazes. Des traces de ce passé sont encore visibles aux échelons supérieurs. Les généraux sont pour la plupart ashkénazes.
Cela peut expliquer ce fait étrange que 43 ans après la dernière vraie guerre (la guerre de Yom Kippour en 1973), et 49 ans après que l’armée fut devenue principalement une force de police coloniale, le commandement militaire reste plus modéré que le monde politique.
Mais une autre armée se développe depuis la base – une armée dont beaucoup des officiers subalternes portent une kippa, une armée dont les nouvelles recrues ont grandi dans des foyers comme celui d’Elor Azariya et ont été éduquées dans le système scolaire nationaliste israélien qui a produit Azariya.
Le jugement militaire d’Azariya continue de diviser Israël, plusieurs mois après son début et des mois avant qu’il ne se conclue par un verdict. Azariya, rappelons-le, est le sergent qui a tué un attaquant arabe sérieusement blessé, qui gisait déjà à terre impuissant.
Jour après jour, cette affaire passionne le pays. Le commandement de l’armée est menacé de quelque chose qui s’apparente déjà à une mutinerie générale. Le nouveau ministre de la Défense, le colon Avigdor Lieberman, soutient très ouvertement le soldat contre le chef d’état-major, tandis que Benjamin Nétanyahou, lâche comme d’habitude, soutient les deux parties.
Ce jugement a cessé depuis longtemps de représenter une question de discipline ou de morale, pour devenir un élément de la profonde division qui déchire la société israélienne. Le tableau du tueur au visage enfantin, avec sa mère assise derrière lui au tribunal et lui caressant la tête, est devenu le symbole de la guerre civile qui menace et dont parle Pardo.
Beaucoup d’Israéliens ont commencé à parler de “deux sociétés juives” en Israël, certains parlent même de “deux peuples juifs” au sein de la nation juive israélienne.
Qu’est ce qui les maintient ensemble ?
Le conflit, bien sûr. L’occupation. L’état de guerre perpétuel.
Yitzhak Frankenthal, parent endeuillé et pilier des forces de paix israéliennes, a trouvé une formule éclairante : ce n’est pas le conflit israélo-arabe qui a été imposé à Israël. C’est plutôt le contraire : Israël entretient le conflit, parce qu’il a besoin du conflit pour simplement exister.
Cela pourrait expliquer l’occupation sans fin. Elle cadre bien avec la théorie de Pardo d’une guerre civile qui s’annonce. Seul le sentiment d’unité créé par le conflit est en mesure de l’éviter.
Le conflit – ou la paix.
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