Samedi dernier à Bobigny, nous étions 4000 à jeter d’une seule voix « tout le monde déteste la police » à la face des cadors en uniforme qui nous toisaient depuis leur passerelle de métal. Comme l’avaient fait avant nous les manifestants qui n’avalaient pas l’assassinat de Rémi Fraisse et les mensonges d’État. Comme l’ont fait durant tout le printemps ceux qui ont combattu le monde dévasté que promet la loi « Travaille ! ». Comme n’ont pas manqué de le crier bien des soutiens de la famille Traoré. Il n’y a pas d’ « affaire Théo » : l’« affaire Théo », c’est un élément de langage gouvernemental et médiatique qui vise à ramener une situation criante de vérité, et d’une vérité en quoi nous nous sommes tous reconnus, à un cas isolé, une « bavure », un brave garçon ayant fait l’objet d’une « violente interpellation » et quelques brebis galeuses ayant infiltré la police. Ce qu’il y a, c’est ceci : une police absolument souveraine, qui fait ce qu’elle veut et s’est arrogée une impunité à peu près totale car elle est le dernier levier qui répond encore un peu entre les mains des gouvernants. La police est à ce point souveraine qu’elle a pu marcher sur l’Élysée, armée, masquée, au cri de « Les racailles en prison ! » à l’automne dernier, et ratonner les mécontents au passage. Elle est de moins en moins un instrument aux mains d’autorités terminalement discréditées, et de plus en plus une force autonome ayant d’ores et déjà pris parti, pour une majorité d’entre ses éléments, pour le Front National. C’est ce que tous les appels au calme, à la République, au vivre-ensemble et à l’union nationale, ce que toute cette désastreuse bonne volonté de gauche et l’hypocrite invocation d’une « police citoyenne » cherche à masquer. Le véritable tort de la BST d’Aulnay, c’est de s’être fait pincer, et d’avoir un peu anticipé sur la domination nue à quoi ils associent la victoire de Marine Le Pen . Ceux qui disent que tout va bien, que la démocratie triomphera, qu’il faut se concentrer sur le vote utile, continuer de débattre et élaborer un nouveau projet de société et que le FNn’est tout de même pas le NSDAP puisqu’il n’a pas de sections d’assaut, font mine de ne pas voir qu’il a déjà de vastes troupes de choc, et que celles-ci sont parfaitement armées, organisées et entraînées aux frais de l’État – puisqu’elles travaillent à la BAC. Les éditorialistes qui glosent avec quinze ans de retard sur l’incompréhensible « fossé » qui s’est creusé entre police et population font semblant de ne pas voir que, s’il y a un fossé qui s’est creusé, c’est entre une population qui déteste la police pour des raisons évidentes et un tas apeuré de « citoyens », de retraités, de bons Français, d’employés et de cadres, de petits et grands bourgeois qui voient en elle leur unique planche de salut, et qui votent. Le jeu de massacre à quoi se réduit de plus en plus la campagne présidentielle – quel est le prochain candidat montant qui va se désintégrer au contact des prochaines révélations ? -, le dégoût général pour la politique et ses mensonges, le besoin de s’extraire du cours d’un monde qui va visiblement au gouffre quitte à s’y jeter sans attendre, la lâcheté de tout ce qui se dit encore « de gauche » et le fétiche persistant de la Nation, tout se configure en une sorte de conjonction astrale maudite qui semble promettre à Marine Le Pen l’appareil d’État. Et ce n’est pas Macron, le candidat du Capital, qui y pourra quelque chose au vu des intérêts qui se cachent derrière lui et des révélations dont il sera à son tour l’objet, au moment opportun.
Depuis qu’avec l’été les affrontements de rue déclenchés par la loi « Travaille ! » ont cessé, l’irréalité de la politique et l’obscénité du cirque présidentiel avaient repris le dessus : il avait à nouveau fallu endurer l’usuelle mascarade de faux débats, de déclarations à l’emporte-pièce, le feuilleton des ambitions, des concussions et des trahisons. Le spectacle de la politique se survivait comme spectacle de sa décomposition, et le feuilleton n’en était en un sens pas moins passionnant, quoiqu’un peu plus cruel. C’était somme toute une assez bonne série américaine avec ses rebondissements inattendus à la fin de chaque épisode. Les acteurs les plus célèbres, les candidats logiques aux premiers rôles, étaient justement ceux qui passaient à la trappe sous l’oeil médusé des spectateurs les plus avertis. De révélation en scandale, d’élimination en déchirement des « familles politiques », il aurait pu durer encore des mois ce Koh-Lanta présidentiel qui divertit et détourne le regard de ce qui est là, de ce qui se fait, de ce qui peut se faire et de ce qui menace.
Avec les faits d’Aulnay-sous-Bois et le début d’incendie qu’ils ont déclenché, un peu de réel fait à nouveau irruption dans l’exercice de dénégation générale. Ce réel est celui d’une montée aux extrêmes, d’une guerre civile larvée où nous nous présentons désarmés, inorganisés, fichés, sans stratégie et inaudibles. Les pitres du PCF, de la « France insoumise », des Verts et du Parti Socialiste qui « jouent l’apaisement », « condamnent les violences », « appellent à la responsabilité » et entendent « faire renaître l’espoir » sont en vérité ceux qui organisent notre désarmement. Ils sont les grands irresponsables. Ils nous veulent inorganisés pour nous mener à l’isoloir comme on mène le troupeau à l’abattoir. Ils nous veulent sans stratégie pour pouvoir se livrer à leurs intrigues de palais. Ils nous veulent pleins d’espoir car nul n’a jamais agi par espoir, et que notre passivité est leur fonds de commerce. Il y a à craindre que si l’incendie ne se propage pas et ne tourne pas au conflit ouvert, politique, il aura formé une parfaite piqûre de rappel pour tous ceux qui hésitaient encore à voter FN. Plus que jamais, il faut soutenir l’émeute. Car la bande émeutière est une première esquisse d’auto-organisation, une reprise de confiance en soi et dans les autres, l’expérience d’une libre capacité d’agir. L’émeute, si elle paraît négative dans ses résultats, est tout entière positive dans son processus. La joie éruptive qui l’accompagne toujours en témoigne assez.
La situation est la suivante : il ne restait plus à l’État, pour se justifier, que la légitimité plébiscitaire des grandes élections démocratiques, or cette ultime source de légitimité est à présent épuisée. Quel que soit le résultat de l’élection présidentielle, même si c’est l’option d’un « pouvoir fort » qui l’emporte, ce sera un pouvoir faible. Ce sera comme si l’élection n’avait pas eu lieu. La minorité qui se sera mobilisée pour faire vaincre son favori l’aura mis aux commandes d’un navire en perdition. Comme on le voit avec Trump aux États-Unis, la promesse de refaire brutalement l’unité perdue de la société et de ressusciter la Nation se retourne en son contraire : une fois parvenu au pouvoir, le candidat du retour à l’ordre trouve face à lui non seulement des pans entiers de la société, mais des pans entiers de l’appareil d’État lui-même. Il ne fait qu’accélérer le processus de fragmentation général à quoi il avait juré de mettre fin. Ça fuit de toutes parts. Pour la France, cela signifie que nous allons au-devant de grands désordres, de temps durs mais riches en possibles. Cela signifie surtout qu’il y a urgence à s’organiser, à tisser des complicités inattendues, à se doter de tous les moyens nécessaires. Chaque fragment du social en lambeaux, et qui ne consent pas à son écrasement, doit trouver les chemins, les contacts et les liens avec ceux qui furtivement désertent dans la même direction, quels que soient les points inattendus d’où ceux-ci partent. Tout ce qui contribuera à faire brèche dans l’irréalité de la campagne, tout ce qui ramènera du réel dans un pays en état de siège fictif – comme les appels à rassemblement de ces derniers jours, comme la manifestation de Nantes contre le Front National le 25 février – ne peut qu’entamer un peu plus la légitimité d’un grand barnum électoral déjà en faillite, et du futur pouvoir. Le moment est venu d’y aller, en toutes directions. Souvenons-nous qu’il y a moins d’un an, un mouvement de quatre mois soulevait le pays suite à un simple appel de youtubeurs. La démesure des déploiements policiers que déclenche le moindre appel à manifester sur Facebook dit assez la panique du parti adverse. Rien n’est fini, tout commence.
Parti Imaginaire (tendance Bobigny)
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