L’État d’abjection, par Jean-François Bayart, CNRS
Partagé avec l’aimable autorisation de l’auteur
L’État d’abjection
A peine sortis de l’état d’exception, nous nous installons dans l’état d’abjection. La bouche mielleuse, nous parlons de l’impérieux devoir d’asile, mais dans les faits nous traquons les migrants et les réfugiés autour de nos gares, dans les centres d’hébergement, à nos frontières, et jusqu’en mer.
En Libye, au Soudan, en Érythrée, nous sommes prêts à signer des accords infâmes avec des régimes infâmes. Nous imposons à nos alliés africains de faire le sale travail de refoulement à notre place.
Nous stigmatisons l’immigration clandestine, mais rendons impossible l’immigration légale dont l’Europe a besoin, économiquement et démographiquement, et ce pour le plus grand bénéfice des passeurs contre lesquels nous prétendons lutter, et le plus grand danger des émigrés que nous assurons vouloir défendre de ces derniers.
Nous nous alarmons du flot des réfugiés que nos bombardements et nos interventions militaires en Afghanistan, en Irak et en Syrie ont fait grossir. Dans nos villes, nous détruisons de pauvres biens de pauvres hères, nous assoiffons, nous privons d’hygiène et de sommeil, nous condamnons au froid et à l’errance, nous enfermons. Calais est devenu le visage hideux de la République.
De même que l’état d’exception a institué L’État d’exception, par l’inscription dans le domaine de la loi ordinaire de plusieurs de ses dispositions temporaires, l’état d’abjection nous conduira à l’État d’abjection, par acceptation générale de l’inhumanité sur laquelle il repose.
Auréolé de son commerce estudiantin avec Paul Ricoeur, le fringant Emmanuel Macron en sera le parfait fondé de pouvoir, dont le ministre de l’Intérieur, hagard et patibulaire, accomplira les basses œuvres.
D’ores et déjà, il s’emploie à faire taire le malaise qui sourd dans les rangs de son parti. Un consensus honteux se met en place entre la plupart des formations représentées au Parlement, un consensus dont les mots puent le mensonge et l’hypocrisie. Dans la droite ligne d’un Manuel Valls affirmant qu’expliquer c’est excuser, le président de la République entend « se garder des faux bons sentiments » et enfourche le cheval du populisme en opposant les « intellectuels » au « peuple » : « Quand il y a des désaccords entre le peuple et les intellectuels, c’est qu’il y a beaucoup de confusion chez les intellectuels », a-t-il déclaré à Rome le 11 janvier. A quand les jurys populaires pour recruter ou évaluer les universitaires ?
Or, cette politique est dangereuse en même temps qu’elle est abjecte. Elle met en dissidence un nombre croissant de personnes. Les migrants eux-mêmes, bien sûr, qu’elle accule à une clandestinité publique. Mais aussi les militants associatifs ou les simples citoyens qui leur portent assistance, et que pourchassent les forces de l’ordre ou qu’incriminent les juges pour crimes d’humanité.
Les organisations mafieuses d’Europe du Sud ou d’Afrique saharo-sahélienne prospèrent grâce à la rente artificielle que leur procure la prohibition de l’immigration, et elles développent un savoir-faire dans le franchissement illégal des frontières que les djihadistes n’ont pas manqué d’exploiter à leur tour. En Libye, voire dans le Sahel, elles tendent à se militariser, sur le modèle du Mexique, où les cartels tirent parti tout à la fois du convoyage des migrants et du trafic de narcotiques. Le blocage des routes sahariennes désorganise l’économie du nord du Niger, au risque d’y favoriser une reprise de la rébellion touarègue, laquelle se grefferait sur les mouvements djihadistes du Mali.
La misère et l’exclusion sociale auxquelles on astreint les réfugiés ou les migrants dans nos villes constituent une menace pour la santé publique en les privant de suivi et de soins médicaux, alors même que ces populations en provenance des zones de guerre d’Irak, de Syrie et de Libye sont potentiellement porteuses de maladies graves et de formes de résistance aux antibiotiques qu’a engendrées leur exposition aux métaux lourds et à toutes sortes de pollution, dans les ruines des villes bombardées – l’une des conséquences des guerres de l’Occident que leurs thuriféraires néoconservateurs préfèrent passer sous silence, mais qui est la hantise des hôpitaux. Pis encore, la République, son administration, sa police, sa classe politique, perd son âme et son honneur.
Face à l’état d’abjection qui tourne au crime contre l’humanité et à la violation systémique des droits de l’Homme, et en attendant la saisine de la Cour pénale internationale, désormais inévitable à terme, le fonctionnaire doit faire valoir son devoir de désobéissance à des ordres anticonstitutionnels de nature à compromettre un intérêt public, et le citoyen son droit à la désobéissance civile. La complicité, même passive, n’est plus de mise. C’est en toute clarté intellectuelle qu’il convient de résister à la confusion morale qui entache notre politique migratoire depuis près de cinquante ans.
Par Jean-François Bayart
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