Dans des documents que «Libération» s’est procurés, plusieurs préfectures ordonnent d’exclure les clandestins des abris d’urgence.
Un réfugié afghan au canal Saint-Martin, à Paris, en décembre 2009. (AFP/JOEL SAGET)
La semaine dernière à Grenoble, un couple macédonien de demandeurs d’asile s’est séparé de ses trois enfants de 8, 10 et 12 ans pour leur éviter de dormir dehors. «Face à la saturation des centres d’accueil destinés aux demandeurs d’asile et de celle des hébergements d’urgence, la famille a dû se résoudre à faire appel à l’Aide sociale à l’enfance», a expliqué Françoise Bouchaud, directrice du Secours catholique de Grenoble. Officiellement, on ne manque pas de places dans les centres d’hébergement d’urgence (CHU). Pourtant, dans plusieurs départements, la pénurie semble réelle. Du coup, les services administratifs de l’Etat imaginent dans certains départements de curieuses solutions : les déboutés du droit d’asile sans papiers sont devenus la variable d’ajustement au problème de déficit de places. Priées de faire un tri, les associations en charge de l’accueil des sans-abri se trouvent en porte à faux avec leur mission sociale (lire page 3).
Libération s’est procuré plusieurs documents attestant de ces dérives. Ils contredisent les propos récents du secrétaire d’Etat au Logement, Benoist Apparu. «Notre objectif, c’est qu’on adapte le dispositif tout au long de l’hiver avec un principe : zéro demande non pourvue», avait-il spécifié lundi dernier, lors d’une visite au standard du Samu social d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).Les fonctionnaires qui préconisent de faire un tri «sortent des clous», a-t-il préciséà Libération. Le principe de l’«accueil inconditionnel» avait été réaffirmé par le chef de l’Etat à l’automne 2007, devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese), lors de la Journée mondiale de lutte contre la misère. «Quand quelqu’un est dans la rue, on ne va pas lui demander ses papiers» à l’entrée des centres d’hébergement, avait tranché Nicolas Sarkozy. Sa mise au point intervenait après l’adoption controversée par l’Assemblée d’un amendement du député Thierry Mariani (UMP), tendant précisément à exclure les sans-papiers des CHU. Face au tollé, l’amendement avait été retiré dans la version définitive de la loi Hortefeux sur l’immigration. Mais localement, des fonctionnaires reprennent cette idée à leur compte. Florilège de dérives.
Calvados : un mail contre les déboutés du droit d’asile
Dans un mail aux associations en charge de l’accueil des SDF, un responsable de la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) les enjoint à ne plus accueillir de personnes sans papiers.«Il a été rapporté à la DDCS que les ménages déboutés de la demande d’asile étaient présents en structure d’hébergement d’urgence, gronde ce cadre de la fonction publique. Lors de la réunion qui s’est tenue en préfecture le 16 juillet, la DDCS avait clairement annoncé que les déboutés ne seraient plus pris en charge dans le dispositif d’hébergement.» Mais la règle qu’il tente d’imposer n’a aucune base légale. Lui veut résoudre un problème d’intendance : «Actuellement, de trop nombreuses personnes restent quotidiennement sans solution de mise à l’abri, certaines places d’hébergement d’urgence étant embolisées par des personnes déboutées [du droit d’asile, ndlr].» Histoire de faire pression sur les associations, il leur annonce que la DDCS continuera, «sous réserve des crédits disponibles», à financer l’hébergement des «demandeurs d’asile, […] mais pas les déboutés». Contactée par Libération, la préfecture admet, par le biais de son secrétaire général, que le «contenu de ce mail du 27 aôut n’est pas légal». Mais, il n’a «pas eu de conséquences concrètes». Alerté par un collectif d’associations, le «préfet a immédiatement stoppé» la mise en œuvre des mesures préconisées.
Haut-Rhin : LE 115 PRIé DE FAIRE LE TRI
L’idée d’opérer un tri des personnes sollicitant un abri figure noir sur blanc dans un document officiel du 6 août : le cahier des charges listant les missions qui incombent au gestionnaire du 115, chargé d’orienter les SDF sur les places d’hébergement dans le Haut-Rhin. Cette orientation se fait au vu de la situation familiale du demandeur (célibataire, famille avec enfant…), de sa vulnérabilité, et de… son «statut administratif»,stipule le document. Ainsi, parmi les sans-abri, le cahier des charges distingue les «droit commun» d’une part – drôle de terme s’agissant de SDF – et «les demandeurs d’asile ou les déboutés du droit d’asile» d’autre part. Pourquoi ce tri ? La réponse figure à l’article 2.1 du cahier des charges : «En cas de saturation des places d’hébergement d’urgence, la nécessité d’assurer une fluidité au dispositif impose de prioriser le public de droit commun.» Interrogée, la préfecture ne trouve rien à redire à son cahier des charges. «La disposition indique certes un ordre de priorité afin de permettre aux personnes sollicitant un hébergement d’accéder à un logement, mais n’exclut en aucune façon les personnes en situation irrégulière du dispositif “urgence”.» La préfecture prétend que «durant l’hiver 2009-2010, aucune personne n’est restée sans hébergement». Dans ce cas, pourquoi instaurer un «ordre de priorité» ?
Yonne : une éviction hors des clous
Deux mails montrent comment en matière de logement des étrangers l’administration a pris des libertés avec les textes. Une famille caucasienne est interpellée en vue de son expulsion du territoire, mais elle fait un recours devant le tribunal. «Dans l’hypothèse où la mesure de reconduite à la frontière serait annulée par le juge, cette famille ne doit pas pour autant réintégrer [son] logement ALT [conventionné au titre de l’allocation de logement temporaire, ndlr], […] sans une décision expresse et préalable favorable du préfet», ordonne, le 16 août, dans un mail un responsable de la DDCS. Ordre illégal : seul un jugement spécifique ordonnant l’éviction de cette famille de son appartement, autoriserait le préfet à agir ainsi.
Le lendemain, nouveau mail. Le juge vient d’annuler la rétention de la famille. «M. le préfet m’a indiqué ce matin qu’il ne souhaitait pas que la famille se réapproprie l’appartement ALT qu’elle occupait.» Il faut le vider, «stocker les affaires» et «remplacer la serrure» pour les empêcher de rentrer chez eux. Grossièrement illégal. Contactée, la préfecture invoque «une situation particulière». «Cette famille n’aurait jamais dû obtenir un logement ALT. Il lui a été attribué car le père avait créé des problèmes dans le centre où ils étaient hébergés.»Le «passif accumulé» a poussé l’administration à agir hors des clous. Mais «c’est acrobatique d’un point de vue juridique, convient la préfecture. Cela ne correspond pas à une pratique habituelle».
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