lu dans les DNA
Au nom des pères
Combien d’orphelins les 40 000 Alsaciens-Mosellans incorporés de force dans l’armée allemande, morts au front ou dans des camps soviétiques, ont-ils laissés ? Certains de ces hommes et femmes se battent pour être reconnus victimes de la barbarie nazie.
Le groupe de pèlerins pour Tambov, rassemblés devant la gare de Strasbourg. (Photo DNA – Aude Lorgeril)
Aucun recensement n’a été mené afin de savoir si ces orphelins sont 20 000, selon les associations, ou plus. Marlène Dietrich, présidente de l’association Pèlerinage Tambov et fille de Joseph Ober, incorporé de force alors qu’elle n’avait que six mois, explique : « Beaucoup de ceux qui ont été enrôlés dans l’armée étaient encore jeunes et venaient à peine de créer une famille… Mon père m’a toujours beaucoup manqué ». En 2008, l’association Orphelins de pères malgré-nous d’Alsace-Moselle, l’OPMNAM, dépose une requête contre l’Allemagne devant la Cour européenne des droits de l’homme. Elle l’accuse de n’avoir jamais indemnisé les orphelins des préjudices d’ordre moral, psychologique et économique, subis du fait de l’incorporation de force de leurs pères. En plus des privations matérielles, s’ajoutait pour les orphelins de malgré-nous un sentiment de honte et d’exclusion. L’Allemagne en 1981, en réparation de l’incorporation de force, avait versé 250 millions de DM (125 millions d’€) à la Fondation entente franco-allemande. La FEFA présidée par l’ancien ministre André Bord, a reversé 9 100 F (soit 1 387€) à environ 86 500 incorporés de force survivants ou à leurs veuves. Pour Bernard Ernewein, président de l’OPMNAM « 1 387€, c’est le prix d’un vélo !, pas celui de la vie de nos pères ! » En juin 2009, la Cour européenne des droits de l’homme rejette la requête jugeant que l’Allemagne n’était pas responsable de la distribution des fonds par la FEFA, fondation de droit français.
Déportés militaires…
Plusieurs associations tentent depuis 10 ans de faire comprendre la situation spécifique des orphelins d’incorporés de force à l’État français. Un décret, signé par Lionel Jospin en 2000, indemnise les orphelins de père ou de mère déporté(e) et décédé(e) suite aux persécutions antisémites durant l’Occupation. En 2004, le bénéfice du décret (*) est étendu aux enfants de déportés politiques et résistants, fusillés ou massacrés. Cette extension, qui écarte les enfants de résistants morts au combat et ceux des militaires morts en uniforme, oublie aussi les orphelins d’incorporés de force dont les pères ont pourtant été reconnus morts pour la France. Candidat à la présidentielle en 2007, Nicolas Sarkozy assure vouloir mettre fin « à l’empilement des dispositifs et à l’insécurité juridique par un décret unique abrogeant, remplaçant et complétant ceux de 2000 et 2004. » Un décret qui, promet-il, instituera « une mesure de réparation pour tous les orphelins de guerre qui n’auraient pas bénéficié des précédentes mesures. »
Des diplômes d’honneur, purement honorifiques
Début 2010, Bernard Rodenstein, président de l’Association des pupilles de la Nation orphelins de guerre d’Alsace (APOGA) écrit au président de la République : « En 1945, le gouvernement provisoire de la République a attribué à nos pères le titre de déportés militaires. C’est la qualification juridique la plus juste. Elle a malheureusement été abandonnée sous des pressions qui ne font guère honneur à notre histoire. » Le 8 mai, pour la commémoration du 65e anniversaire de la Libération, des diplômes d’honneur, purement honorifiques, sont remis à d’anciens incorporés de force. A Colmar, Nicolas Sarkozy évoque les incorporés de force, « victimes du pire régime d’oppression que l’histoire ait connu ». Les orphelins de malgré-nous, émus par les paroles du président de la République, sont déçus qu’il ne vienne pas à Schirmeck en automne, pour l’inauguration de la première exposition sur l’incorporation de force au mémorial de l’Alsace-Moselle. Marie Brassart-Goerg (*) Le texte ouvre droit à une rente de 3 000 F (environ 450 €) par mois ou un capital de 180 000 F, soit 27 440 €.
Incorporé de force à 38 ans
Le 25 août 1942, l’administration nazie promulgua l’ordonnance instituant le service militaire obligatoire dans l’armée allemande pour tous les Alsaciens et Mosellans appartenant aux classes d’âge 1908 à 1928 et ce bien qu’ils soient légalement français.
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En 1924, Jean Bouette obtenait à 20 ans le permis de conduire des véhicules militaires dans l’armée française. (Document remis)
Mosellan puis Alsacien, Johann Jacob Bouette vécut le parcours tragique d’un malgré-nous, avant de mourir à 40 ans. Il connut trois identités différentes et fut soumis à une incorporation de force doublement illicite. Né en 1907 près de Thionville dans la Moselle annexée après le traité de Francfort de 1871. A 4 ans, il perd son père mais son grand-père, Balthazard, « das Väterchen » (le petit papa) subvient aux besoins de la veuve et des deux enfants.
Campagnes de Syrie et du Liban
Fin 1918, Johann Jacob Bouette, 14 ans, devient Jean-Jacques Bouette. A l’école, il n’aura appris que l’allemand : il parle et écrit parfaitement le « Deutsch » mais il ne connaît rien du français. Il apprend le métier de tourneur sur cylindres dans les aciéries d’Amnéville-Rombas. En 1924, à 20 ans, il est appelé à faire son service militaire français, embarque à Marseille et rejoint les troupes du Levant avec lesquelles il participera plus d’un an, aux campagnes de Syrie et du Liban.
Démobilisé en 1926, il regagne son domicile à Rombas et son travail dans les aciéries. En 1933, il épouse Célestine, une Alsacienne originaire de Lichtenberg. En 1937, son épouse hérite de la maison parentale dans ce village du Bas-Rhin et le couple, qui a un petit garçon, décide de quitter Rombas pour s’y établir. Pour Jean-Jacques Bouette, ce déménagement aura été fatal.
De 1937 à 1939, il rénove sa maison, éveillant sans doute des jalousies. Fin août 1939, il est rappelé dans l’armée française. Démobilisé en août 1940, il revient à Lichtenberg et découvre avec horreur que les Allemands sont présents partout, que l’Alsace-Moselle est annexée et qu’une administration nazie se met rapidement en place avec une idéologie à laquelle des sympathisants locaux se rallient…
Le 4 novembre 1940, Jean-Jacques Bouette devient Johann Butt à Hornbach, en Sarre, où il travaillera dur entre 48 et 60 h par semaine, dans une entreprise de construction. Johann Butt vit désormais à Hornbach et Lichtenberg qu’il ne verra pas souvent.
Premier du village à être incorporé
Et puis, le 23 décembre 1941, en guise de cadeau de Noël, Johann Butt, devenu depuis père d’un 2e fils, doit se plier à une visite médicale à Saverne en vue d’une intégration comme policier réserviste : « Nicht erscheinen ist strafbar », « Toute absence sera punie », écrit le lieutenant de la gendarmerie de Saverne. Le 1er mai 1942, la gendarmerie de Wingen-sur-Moder confirme à Johann Butt qu’il est intégré dans la Polizeireserve.
Mais Johann Butt, âgé de 38 ans et père de famille, n’est en théorie pas concerné par l’ordonnance du 25.08.1942 qui ne vise pas la classe 1904. Et pourtant mi-septembre, il reçoit un avis d’incorporation signé du Landeskommissar de Saverne lui enjoignant de se présenter au commissariat de police, rue de la Nuée-Bleue à Strasbourg. « Die Nichtbefolgung dieser Mitteilung wird bestraft », « La non observation de cet avis sera punie », mentionne le funeste papier.
Le 20 septembre, Johann Butt quitte son travail à Hornbach puis dit au revoir à son épouse, catholique comme lui, et à ses deux garçons de 9 et 1 an qu’il ne reverra plus jamais. Johann Butt aura été, sans aucun doute, le premier Lichtenbergeois à être incorporé de force dans l’armée allemande, lui le vétéran. Derrière lui, il y avait toute une génération d’incorporables directement concernés par l’ordonnance du 25 août, plus jeunes que lui, dont certains ne furent pris dans l’armée allemande qu’en 1944 et d’autres qui y échappèrent…
Dès le 24 septembre 1942, Johann Butt est affecté à la Schutzpolizei de Müllheim puis à celle de Fribourg-en-Brisgau où il restera jusqu’en mars 1944. Il n’obtiendra jamais de permission pour aller revoir les siens… Et puis, le 10 mars 1944, c’est l’envoi en Croatie. Johann Butt écrit des lettres, conscient d’être une victime : « Chère épouse, Il est honteux qu’on nous ait fait partir si loin alors que la plupart des jeunes sont encore à la maison. Ceux qui ont fait ce « sale coup » non seulement à moi, mais aussi à toi, en me faisant incorporer, ne pourront jamais (justifier) leur acte. »
« Il a droit au même titre que les victimes du nazisme »
A partir d’octobre 1944, plus de nouvelles ! Plus tard, la famille apprendra que Johann Butt a été gravement blessé et qu’il a été hospitalisé dans un hôpital militaire à Breslau. En janvier 1945, il donnera ses chaussures à un autre soldat blessé, encore en état de marcher. Le lendemain, il quittera Dresde pour un périple en train qui l’amène dans le Taunus près de Wiesbaden. Le 27 février 1945, il y décédera des suites de ses blessures, à l’issue d’un parcours tragique qui aura duré six longues années. Sa famille n’apprendra sa mort qu’en 1949.
Son fils Bernard, affecté par le fait que l’incorporation de son père, « l’intrus », ce « venu d’ailleurs », a été préméditée, revendique pour Jean-Jacques Bouette le droit d’être cité au mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck. « Lui l’Alsacien-Mosellan, mort pour la France, il a droit au même titre que les innombrables victimes du nazisme : les internés, les déportés, les exécutés, les exterminés… Ceux de Schirmeck, du Struthof, de Tambov, de Dachau et d’ailleurs ! »
M B-G
Le numéro spécial hors-série de l’Ami Hebdo « Comprendre l’incorporation de force » vient d’être rééditée, cinq ans après sa première publication, avec plusieurs mises à jour. Confiée à Nicolas Mengus, docteur en histoire, la revue comprend plusieurs articles, des documents et photos, sur l’incorporation de force de 130 000 Alsaciens et Mosellans dans la Wehrmacht et dans les Waffen SS, le camp de Tambov dans l’ex-URSS, le camp d’internement de Schirmeck où 25 000 hommes et femmes souffrirent, la Sippenhaft (loi de responsabilité familiale collective) les malgré-elles, etc. Magazine disponible au siège de l’Ami Hebdo, 9 rue Thomann, Strasbourg, au prix de 9 €. Tél:03 88 22 77 22
Site internet (www.malgre-nous.eu).
« Nous sommes des orphelins »
De nombreux orphelins de malgré-nous ont réagi, après une motion faisant suite à l’assemblée générale de l’ADEIF (Association des évadés et incorporés de force) du Bas-Rhin. La motion, entre autres, souhaite « qu’en lieu et place d’une indemnisation analogue à celle accordée en 2000 aux orphelins victimes de l’antisémitisme et en 2004 aux orphelins victimes de la barbarie nazie, accordée à tous, celle-ci soit réservée aux plus nécessiteux d’entre eux. » M. G.V, de Haguenau, rappelle pour sa part que « nous sommes des orphelins dont le père n’a pu transmettre le fruit du travail de toute une vie car nous avons dû travailler à 14 ans pour subvenir aux besoins de la famille (…) car le père est mort sur le front, en Pologne. Cela se ressent maintenant sur notre retraite(…). Un merci à la FEFA qui, après toutes ces années, a enfin reconnu n’avoir indemnisé aucun orphelin de malgré-nous ! Mais où est passé tout cet argent de l’Allemagne destiné à l’indemnisation? ».
Quel mur des noms ?
Le projet d’un mur des noms, qui serait installé dans le cadre du mémorial de l’Alsace-Moselle à Schirmeck, a plusieurs interprétations. Pour l’association Orphelins de pères malgré-nous d’Alsace-Moselle, l’idée est de donner une sépulture à ceux qui n’en ont pas. C’est-à-dire aux 40 000 incorporés de force morts et disparus, soit le tiers des 130 000 malgré-nous. Ce mur des noms serait « un lieu de recueillement pour les familles et de témoignage pour les générations futures », estime l’OPMNAM. Pour Alphonse Troestler, délégué mémoire au conseil régional d’Alsace, rendre hommage aux disparus implique d’abord de s’adresser à toutes les catégories de victimes du nazisme : « La question du mur des noms n’est pas tranchée, mais sera finalisée dans les deux ans à venir. » A l’intérieur du mémorial de l’Alsace-Moselle, des bornes interactives seront installées.M B-G
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