10 octobre 2010

Haines d’Alsace


Les restes des voitures brûlées sous les fenêtres de Faruk Günaltay, fin septembre, à Strasbourg. MICHEL FRISON/” DERNIÈRES NOUVELLES D’ALSACE ”

Strasbourg Envoyéee spéciale
Profanations, actes de vandalisme, graffitis à caractère xénophobe, raciste, antisémite ou islamophobe secouent Strasbourg depuis des mois

Quand les flammes ont embrasé la fenêtre du rez-de-chaussée, à 2 h 30 du matin, les deux voitures de Faruk Günaltay, garées dans la courette, étaient presque carbonisées. Il dormait profondément, ainsi que sa fille de 19 ans. Durant cette nuit du 20 au 21 septembre, dans le paisible quartier de la Robertsau, à Strasbourg, des voisins au sommeil plus léger leur ont sans doute sauvé la vie. Sur la porte de la maison familiale, des croix gammées et les chiffres 14 et 88 avaient été tracés, références aux 14 mots d’un slogan raciste et au salut nazi ” Heil Hitler “, le H étant la huitième lettre de l’alphabet.

Le directeur du cinéma Odyssée, une figure de la vie intellectuelle strasbourgeoise, français d’origine turque, est l’avant-dernière victime de la série d’actes xénophobes, racistes, antisémites ou islamophobes qui secouent l’Alsace depuis le début de l’année – une quinzaine au total. Le 3 octobre, c’était au tour d’un gynécologue obstétricien de renom, Israël Nisand, d’être pris pour cible, alors qu’il venait de prôner une contraception confidentielle et gratuite pour les jeunes filles. Le domicile de ce conseiller municipal de Strasbourg, dans la majorité du maire socialiste Roland Ries, a été tagué de trois croix gammées, des initiales SS et de la phrase ” Mort à Zog “, (Zionist organization government, le sigle antisémite utilisé par l’extrême droite).

Cette inscription figurait également sur la maison de son frère, Raphaël Nisand, avocat et maire de Schiltigheim, victime depuis le printemps de divers actes d’antisémitisme qu’il n’a pas rendus publics. Il portera pourtant plainte, lundi 11 octobre. “ Compte tenu de nos positions, j’avais tenu à rester discret “, révèle cet avocat, dont la femme est procureur de la République de Saverne. ” Je ne voulais pas que l’on en fasse une affaire politique et que la ville soit montrée du doigt “, explique aussi le maire qui avait pris des clichés des dégradations, transmis à la police, avant qu’elles ne soient nettoyées.

L’accumulation des actes délictueux a décidé Raphaël Nisand à agir publiquement. Car Bernard Jenaste, le secrétaire de la section du PS qui habite la même rue que lui, joggeur toujours très tôt levé, a découvert des graffitis racistes contre son mur à l’aube du 6 octobre. Ce professeur d’allemand est noir. Les faits n’ont pas été évoqués devant la presse, mais M. Jenaste a porté plainte. ” Cela veut dire qu’il y a quelqu’un qui guette au coeur de la nuit. Cela a alarmé sa famille, sa maisonnée “, souligne M. Nisand.

Il s’agit, avance-t-il, ” d’un tout petit groupe qui a décidé de faire un coup “. Les profanations de cimetières relèveraient, selon lui, d’autres groupuscules ou de personnes isolées. Une trentaine de stèles du carré musulman ont été renversées, le 24 septembre, à Strasbourg. Le jour du 65e anniversaire de la libération d’Auschwitz, en janvier, une trentaine de tombes ont été taguées dans le cimetière juif de Cronenbourg, avec des inscriptions antisémites rédigées en allemand. ” Ce ne sont pas les mêmes dessins, pas les mêmes thématiques “, croit savoir M. Nisand.

A vrai dire, personne ne peut rien avancer de tangible, aucune enquête n’ayant pour l’heure abouti.

A la même époque, en janvier, le maire de Strasbourg s’était vu gratifier, nuitamment, de trois inscriptions : ” Non aux minaret ” (sic), une croix celtique, et un élégant ” Ries connard “. ” Je ne crois pas que la seconde assertion soit vraie, mais l’orthographe du nom est correcte “, observe avec humour l’édile, qui reçoit régulièrement des lettres anonymes l’accusant d’être un allié de l’islam.

” Le dialogue interreligieux fonctionne très bien ici et depuis longtemps. Cela les dérange. Ils préféreraient le choc des civilisations et des religions. “ Il ne veut pas croire que les auteurs de ces actes délictueux, voire criminels, soient simplement des jeunes paumés sous l’emprise de l’alcool, par exemple. Il avance également l’hypothèse d’actions de l’extrême droite qui compenserait ainsi son déclin électoral.

Pour Faruk Günaltay, qui enseigne l’histoire et le cinéma au prestigieux Gymnase (lycée) Jean-Sturm, fondé en 1538, attribuer les délits ” à des crapules dérangées comme les néonazis est une explication paresseuse “. Il voit dans l’accumulation des faits un projet concerté. ” Tout cela correspond à une période de regain des revendications identitaires alimentées par la recherche de boucs émissaires. Cela libère des paroles et des comportements de haine. “

Il soutient l’appel de Roland Ries et observe : ” Je n’entends pas, dans les plus hautes sphères, de propos qui me rassureraient sur les valeurs et les pratiques de la République française. “ Dans son bureau tapissé d’affiches anciennes de cinéma, peuplé de livres, où flotte sans cesse la fumée d’un cigare, le directeur de l’Odyssée assène encore : ” Je conçois que l’on fasse du discours sécuritaire. Mais il faut que le droit s’applique. Cette fois aussi. “

Comme dans Têtes rondes et têtes pointues, une pièce parodique de Brecht sur la montée du nazisme, où un populiste monte une communauté contre une autre en la rendant responsable de tous ses maux, ” il y a une crise, des inquiétudes, c’est un mécanisme assez vieux “, dit Faruk Günaltay. ” En fait, ajoute-t-il, je souhaite ardemment que l’on ne puisse jamais faire la comparaison. “

Il comprend, à travers l’attentat dont il a été victime, qu’il représente la figure de l’autre à rejeter, lui qui a été nourri aux valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité. ” Plus tu nous ressembles, moins tu es des nôtres. C’est cela la haine. Tu n’as pas ta place ici. C’est cela le message “, analyse-t-il. En Turquie, où son grand-oncle fut naguère premier ministre, son histoire a fait la ” une ” des journaux. On lui a demandé s’il avait des gardes du corps. Ce colosse au crâne lisse éclate de rire : ” J’ai dit non, j’habite un Etat de droit ! “

Driss Ayachour, 49 ans, président du Conseil régional du culte musulman, souligne tout le paradoxe de Strasbourg, capitale emblématique de l’Europe. ” Ici on parle franc entre nous, raconte-t-il. On assiste aux cérémonies à la cathédrale, à la synagogue, au temple. Tout le monde était là pour la pose de la première pierre de la grande mosquée de Strasbourg, en 2004 “, qui doit être inaugurée en 2011. La déclaration commune du 7 octobre, signée entre les quatre religions, a été rédigée en un tournemain.

Pour le représentant de la communauté protestante la plus importante de France, Jean-François Collange, dans un double contexte de crise économique et de montée des extrémismes en Europe, il n’est pas exclu que de petits groupes aillent et viennent dans cet espace aux frontières en voie d’abolition pour semer la haine.

” Le climat général créé par le président de la République ne favorise pas l’endiguement de tels débordements “, regrette-t-il. Même s’il s’agit de personnes ” fragiles “, ” ce sont les clignotants d’une situation socio-économique tendue. Ce sont les premiers plombs qui pètent “, dit-il. Chacun a son explication, mais tous se retrouvent sur une priorité : il y a urgence à les trouver.

Béatrice Gurrey

© Le Monde