Le prochain cercle de silence aura lieu vendredi 30 octobre à 18 heures, Place Kléber, pour protester contre la politique du chiffre des expulsions des sans-papiers et informer les citoyens des drames incessants qui en sont la conséquence, partout en France, comme chez nous à Strasbourg pour cette famille venue de Bosnie.

En janvier 2009, à 4 heures du matin, une petite famille est débarquée d’un camion dans une rue de Metz. Les trois enfants se serrent contre leurs parents. Il fait très froid et après tant de jours et de nuits, enfermés dans un camion, ils ne sont pas très rassurés. Leurs parents non plus ne sont pas très sûrs d’eux mais ils semblent tellement soulagés d’avoir réussi à arriver dans un pays où ils vont pouvoir vivre en sécurité. Tout le monde respire mieux, leur souffle fait des halos arc-en-ciel dans la lumière des lampadaires. Transis, ils attendent patiemment que le jour se lève pour savoir quelles démarches il faut faire pour demander l’asile.

Deux heures plus tard, le jour n’est pas encore levé que déjà des gens se préoccupent d’eux. C’est la police. Les enfants s’effrayent mais leurs parents leur disent qu’ici, il ne faut pas avoir peur de la police. Ils disent « asul » qui veut dire « asile » dans leur langue. On les emmène dans un poste de police où ils pourront mieux s’expliquer grâce à un traducteur. Puis on leur dit que leur demande est dilatoire. Qu’est ce que ça veut dire un mot pareil ? Cela veut dire qu’ils ne sont pas de vrais demandeurs d’asile. Ils invoquent l’asile uniquement parce qu’ils n’ont pas de papiers pour éviter qu’on les renvoie chez eux.

Alors, on les emmène dans une prison qui s’appelle «Centre de Rétention Administrative ». Les parents restent sans voix et leurs enfants pleurent sans qu’ils puissent leur expliquer pourquoi ils sont de nouveau enfermés et sans doute plus longtemps que dans le camion. Quelqu’un de la Cimade vient les voir et appelle un traducteur sur son portable qui leur dit qu’ils doivent expliquer quels sont leurs problèmes pour envoyer leur demande à l’OFPRA. Alors ils racontent à cet homme qui prend des notes dans un couloir et qui n’a même pas de table pour écrire. Trois jours plus tard, les policiers leur mettent les menottes pour les emmener à Paris voir l’OFPRA. Les enfants vont avec eux parce que dans la prison personne ne peut les garder. À l’OFPRA, ils doivent à nouveau raconter, en présence des policiers.

On les ramène dans la prison où, deux jours plus tard, un fax arrive qui dit que leur demande est rejetée. Maintenant, on peut les renvoyer dans leur pays d’origine à n’importe quel moment. Les enfants sont terrorisés, surtout le grand, celui qui a 7 ans, mais ses parents sont dans une trop grande panique pour trouver des mots pour les apaiser. Ils attendent, ils s’attendent au pire, jour après jour, nuit après nuit. Au bout de 32 jours, l’homme de la Cimade leur dit qu’ils sont libres parce qu’on ne peut pas légalement les garder plus longtemps.

Soudainement, ils se retrouvent dehors et aussi perdus qu’à leur arrivée. L’homme de la Cimade les aide encore en les mettant dans un train pour Strasbourg et en alertant quelqu’un du Réseau Education Sans Frontière pour les chercher à la gare parce qu’ils ne connaissent rien ni personne. On ne peut pas se tromper : la maman a un anorak orange. On les trouve à la gare et on les emmène à CASAS parce qu’il faut faire un recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile.

Là, on leur apprend qu’il faudra faire vite car il ne reste que peu de temps pour respecter le délai. C’est très important parce que si on dépasse la date, le recours ne sera pas valable. On leur traduit aussi le papier de la police qui dit qu’ils ont 8 jours pour quitter la France. Enfin, on leur apprend qu’il faudra qu’ils restent à la rue parce que, en ce moment, les demandeurs d’asile ne sont plus pris en charge.

Alors, maintenant qu’ils ne sont plus enfermés, ils comprennent qu’ils doivent passer la nuit dehors avec leurs enfants, et les suivantes aussi. Et que dans 8 jours, on pourra à nouveau les arrêter et les enfermer pour tenter de les renvoyer.

Grâce à une loi sur l’hébergement qu’on peut invoquer au Tribunal Administratif, après plusieurs nuits dehors, ils obtiennent une place dans un hôtel où il faut espérer que la police ne viendra pas les chercher.

Même s’ils sont épuisés, il y a ce recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile, il ne reste plus que deux jours pour l’envoyer. On leur a déjà traduit les motifs de rejet de l’OFPRA disant que le père n’avait fait valoir aucun élément personnalisé permettant de considérer qu’ils sont exposés à des persécutions ou menaces graves. Quant à la mère, ses déclarations lapidaires et incohérentes ne permettent pas d’établir les sévices qu’elle dit avoir subi. L’OFPRA émet même des doutes sur ses liens exacts avec son mari et ses enfants. À ces mots, la maman s’était effondrée en larmes en disant que l’OFPRA voulait lui enlever ses enfants et il a fallu du temps pour la calmer.

Pour bien faire le recours, il leur faut se replonger dans les horreurs vécues là-bas pour mieux les décrire. Quand c’est le tour de la maman, elle perd brutalement connaissance. Rien ne laissait présager un malaise quand elle est tombée de sa chaise en se cognant violemment la tête contre le plancher. On appelle le SAMU. Après avoir vérifié que tout était en ordre physiquement, le docteur nous demande s’il s’agit d’une manifestation hystérique. On n’en sait rien, tout ce qu’on peut dire c’est qu’elle s’est évanouie au moment même où on lui demandait de nous raconter ce qu’elle avait subi en République serbe de Bosnie. Quand elle reprend conscience, elle dit « Ne me tuez pas ! » et elle dit aussi « Tuez moi ! ». Le traducteur dit qu’elle exprime les deux choses à la fois : la peur d’être tuée et la demande de l’être. Le mari est totalement perdu, il répète une dizaine de fois que ce n’est pas la première fois, qu’il ne comprend pas ce qu’elle a, qu’il ne sait pas comment l’aider. Et dans la salle d’attente, le garçon de 7 ans hurle sans que quiconque puisse l’apaiser.

Le recours est envoyé, maigre et déstructuré, toute leur histoire étant relatée dans une espèce de confusion panique qui fait que rien n’est vraiment clair, même pas la date de leur mariage. On se dit que c’est foutu d’avance, jamais ils n’obtiendront le statut de réfugiés. Le temps passe, les choses se stabilisent quelque peu, la famille intègre un foyer d’hébergement et est parrainée par RESF. Ça semble leur fait du bien tous ces gens chaleureux autour d’eux.

Un jour, l’éducatrice du foyer nous informe qu’une traductrice bénévole l’a alertée sur le fait que la maman n’a visiblement jamais réussi à dire à qui que ce soit ce qui lui était réellement arrivé. Elles se débrouillent pour la recevoir sans la présence de son mari. Et là, elle raconte : une nuit, et durant des heures, elle a été victime d’un viol collectif dont son fils a été témoin et qu’elle n’a pas pu avouer, ni à son mari ni à son père, car dans sa culture, c’est un bannissement et qu’elle a peur de perdre ses enfants si son mari l’apprenait.

On comprend que cette nuit d’épouvante a été pour elle le paroxysme des agressions et l’exécution des menaces qui pèsent sur eux depuis plusieurs années en raison de leur origine bosniaque. On comprend que cette nuit d’épouvante a précipité leur fuite du pays, à l’insu même du mari.

Ils sont convoqués à la Cour Nationale du Droit d’Asile. L’avocat, commis d’office, ne connaît rien à la situation géopolitique des enclaves serbes de Bosnie et pas davantage à la législation sur l’asile. Surtout, malgré nos sollicitations, il ne voit pas l’intérêt de demander un huis clos à la Cour. Pour lui c’est un dossier comme un autre et parmi tant d’autres.

C’est mal parti, depuis le début c’est mal parti pour eux.

On se décide à écrire à la Cour pour leur faire part de notre conviction qu’elle ne pourra juger de leur situation en connaissance de cause que s’ils bénéficient d’un huis clos l’un et l’autre, et séparément l’un de l’autre.

Ils partent à Paris à la Cour Nationale du Droit d’Asile. Ils sont entendus, l’un et l’autre à huis clos, et la maman pendant 3/4 d’heures. Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre trois semaines, jour pour jour, 21 jours d’angoisse où ni l’un ni l’autre ne mangent plus, ne dorment plus, perdus comme jamais.

La décision arrive : ils ont obtenu le statut de réfugiés.

Ils ont du mal à y croire, il leur est difficile d’accepter l’idée que la machine à broyer les sans-papiers n’aura pas réussi à les anéantir totalement. On sent qu’il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que la maman arrive à se convaincre puis à convaincre son garçon que plus personne, ni là-bas ni ici, ne leur fera du mal.

cercledesilence.strasbourg@gmail.com